Fables et poésies de Jean de La Fontaine
Ce n’est point d’aujourd’hui que l’ignorant censure
Les productions de l’esprit :
Les meilleures souvent éprouvent la morsure
De force sots que le bon sens aigrit.
Le conte qui suit doit t’instruire,
Lecteur, de cette vérité ;
Il peut faire plaisir à qui voudra le lire,
Et guérir un cerveau gâté
Du sot entêtement de dire
Son sentiment précipité.
En l’un des bourgs de Sologne
Logeoit certain paysan,
Nommé Gros-Jean,
Homme de bonne humeur, passablement ivrogne,
Oui savoit lire en français, en latin,
Chantoit l’épître à la grand’messe,
Et jouissoit, comme par droit d’aînesse,
De l’intendance du lutrin.
Avec ces beaux talents, bouffi de vaine gloire,
Il se croyoit un esprit sans pareil,
Le plus savant qu’eût eu le rivage de Loire
Depuis qu’y luisoit le soleil.
Le curé de son bourg, homme de vrai mérite,
Docteur de l’Université,
Plein de vertu, de probité,
Paroissoit à Gros-Jean de science petite.
Ce curé fit un sermon Le jour de la Dédicace:
Tout ce qu’il dit fut fort bon:
Il prêcha même avec grâce,
Et son discours si bien ravit.
Que, pendant qu’il dura, personne ne dormit,
Chose pourtant fort difficile à croire;
Car Bourdaloue a vu plus d’une fois,
Malgré sa rhétorique et sa charmante voix,
Dormir gens de son auditoire.
Enfin, bref, le sermon fini.
Le bon curé va changer de chemise.
Puis revient dans la chambre où la table étoit m
Et le buffet pour la soif bien garni.
D’abord on applaudit à sa haute science.
Et, sur sa déclamation,
Chacun tâcha de mettre en évidence
Ce qu’il savoit en cette occasion.
Gros-Jean, qui ne manqua jamais aucune fête,
Etoit aussi monté pour être du repas.
Et quelqu’un remarquant qu’il secouoit la tête,
Haussoit l’épaule et n’applaudissoit pas :
« De cette pièce d’éloquence,
Lui dit-il, là, que penses-tu?
— Moi? dit Gros-Jean; j’ai piquié, quand j’y pense;
Elle ne vaut pas un fétu.
Hardé ! tenez le beau prêchage !
J’entendions tout ce qu’il disoit.
Palsangué! faut-il pas être un fin personnage,
Pour sarmoner comme il faisoit ?
Pour moi, j’aime bien mieux monsieur notre vicaire;
Je ne savons ce qu’il nous dit;
Il n’a pas dit trois mots, bredouillant son affaire.
Que tout le monde s’assoupit.
— Vous voyez ce que c’est de parler ou d’écrire,
Reprit alors le bon pasteur.
Je vous parois assez bon orateur,
Et je suis pour Gros-Jean un sujet de satire »
Dès qu’au public on s’est livré,
On s’expose à la censure.
Tel mérite être admiré,
Qui d’abord reçoit l’injure
D’un ignorant avéré.
Ce n’est nouvelle aventure
De trouver que Gros-Jean remontre à son curé.
I. Ce conte, qui a tous les caractères de l’esprit et du style de La Fontaine, et qui semble être une réponse indirecte adressée à ses critiques, se trouve dans le Uecueil de pièces nouvelles et galantes tant en prose qu’en vers (Utrecht, Antoine Schouten, 1699, petit in-12), où plusieurs pièces inédites de notre poète ont été publiées pour la première fois sans nom d’auteur. (Gros-Jean et son Curé)