Pañchatantra ou fables de Bidpai
4e. Livre – V. — La Lionne, les Lionceaux et le petit Chacal
Dans un endroit d’une forêt habitait un couple de lions. Une fois la lionne mit bas et donna le jour à deux petits. Le lion tuait continuellement des animaux et les donnait à la lionne. Mais un jour il ne trouva rien. Pendant qu’il courait çà et là dans la forêt, le soleil se coucha. Or, comme il revenait à sa demeure, il attrapa un petit chacal. Considérant qu’il était jeune, il le prit avec soin entre ses dents et le livra tout vivant à la lionne. Puis la lionne dit : Hé, chéri ! nous as-tu apporté quelque chose à manger ? — Ma chère, dit le lion, excepté ce petit chacal, je n’ai trouvé aujourd’hui aucun animal ; et, réfléchissant qu’il est jeune, je ne l’ai pas tué, d’autant plus qu’il est de notre espèce. Car on dit :
Lors même qu’il y a risque de perdre la vie, il ne faut jamais user de violence envers des femmes, des brahmanes, des ascètes, des enfants, et surtout envers ceux qui sont confiants.
Maintenant mange-le et fais-toi du bien ; demain matin j’attraperai quelque autre chose. — Hé, chéri ! dit la lionne, tu as réfléchi qu’il est jeune, et tu ne l’as pas tué : comment donc le ferais-je mourir pour mon ventre ? Et l’on dit :
I1 ne faut pas faire le mal, quand même on est en danger de perdre la vie, et il ne faut pas renoncer au bien ; c’est la loi éternelle.
En conséquence, il sera mon troisième fils.
Après avoir ainsi parlé, elle le nourrit aussi très-bien avec le lait de ses mamelles. De cette façon les trois petits, ignorant mutuellement la différence de leur espèce, passèrent le temps de leur enfance dans le même genre de vie et les mêmes jeux. Mais un jour vint un éléphant sauvage, qui courait çà et là dans cette forêt. Comme les deux lionceaux, dès qu’ils le virent, s’avançaient contre lui avec un visage en colère, le petit chacal dit : Ah ! c’est un éléphant, un ennemi de votre race ; il ne faut donc pas aller en face de lui. Après qu’il eut ainsi parlé, il s’enfuit au logis, et les deux lionceaux furent découragés par la peur de leur frère aîné. Et certes on dit ceci avec raison :
Avec un seul homme très-courageux, brave pour le combat, une armée devient brave ; s’il est vaincu, elle est défaite.
Et ainsi :
C’est pour cela que les rois désirent des guerriers très-forts, des héros, des hommes courageux, et qu’ils fuient les lâches.
Or les deux lionceaux, quand ils furent arrivés au logis, racontèrent en riant, devant leurs parents, la conduite de leur frère aîné, comment, après avoir aperçu de loin l’éléphant, il s’était sauvé. Le petit chacal, lorsqu’il entendit cela, fut pris de colère ; sa lèvre inférieure, pareille à un bourgeon, trembla ; ses yeux devinrent rouges ; il fronça les sourcils en trident, et, menaçant les lionceaux, il dit les paroles les plus injurieuses. Puis la lionne l’emmena à l’écart et lui fit cette remontrance : Mon enfant, ne parle jamais ainsi. Ce sont tes petits frères. Mais il fut saisi d’une grande colère, et lui dit : Leur suis-je inférieur en bravoure, en beauté, en application à la science ou en capacité, qu’ils se moquent de moi ? Il faut nécessairement que je les tue. Après avoir entendu cela, la lionne, qui désirait qu’il vécût, rit en elle-même et dit :
Tu es brave, tu es savant, tu es beau, mon fils ; dans la race dont tu es né, on ne tue pas un éléphant.
Écoute donc bien, mon enfant. Tu es le fils d’une femelle de chacal ; je t’ai nourri par compassion avec le lait de mes mamelles. Ainsi, pendant que mes deux fils, à cause de leur jeunesse, ne savent pas encore que tu es chacal, va-t’en bien vite et reste au milieu de ceux de ton espèce ; sinon, ils te tueront tous deux, et tu prendras le chemin de la mort. Le chacal, après qu’il eut entendu ces paroles, eut l’esprit troublé par la crainte ; il se retira tout doucement et se réunit avec ceux de son espèce.
Par conséquent toi aussi, pendant que ces guerriers ne savent pas encore que tu es un potier, éloigne-toi bien vite ; sinon, tu seras persécuté par eux, et tu mourras. Le potier, lorsqu’il eut entendu cela, se sauva promptement.
Voilà pourquoi je dis :
Un fourbe qui laisse là ce qu’il désire, et commet la sottise de dire la vérité, manque son but assurément, comme un autre Youdhichthira.
Fi, imbécile que tu es d’avoir entrepris de faire cette action pour une femme ! Car il ne faut en aucune façon se fier aux femmes. Et l’on dit :
Celle pour qui j’ai quitté ma famille et sacrifié la moitié de ma vie m’abandonne, l’insensible : quel homme pourrait se fier aux femmes ?
Comment cela ? demanda le crocodile. Le singe dit :
“La Lionne, les Lionceaux et le petit Chacal”
- Panchatantra 51