Fables et poésies de Jean de La Fontaine
De malheureux Canards, qu’un Aigle et qu’un Lion
Vouloient prendre à discrétion,
Pressés dans un bourbier, ne battoient que d’une aile :
Ils jetoient de toutes parts
De pitoyables regards,
Mais aucun autre oiseau ne prenoit leur querelle.
Un maître Coq, plein de valeur,
Touché de leurs peines mortelles,
Pour leur donner un peu de cœur,
Mit de ses plumes à leurs ailes.
Les Canards ainsi remplumés
Volèrent aussitôt de rivage en rivage;
Et, des plumes du Coq armés,
Ils crurent aisément en avoir le courage.
Môme courant hors de leurs bords
À de nouvelles destinées,
Ils prirent leur essor sur les mers éloignées
Jusqu’à la source des trésors.
Sur les terres qu’ils découvrirent,
Ayant en peu de temps fait d’immenses profils,
En marchant ils se travestirent
Et prirent de nouveaux habits.
Ils cachèrent une usure
Sous certaine bonne foi,
Et sur la seule loi d’une grosse aventure,
Ils fondèrent toute leur loi.
Ils firent d’un marais mille riches prairies,
Des pacages, des bergeries :
Et trouvant le secret d’en séparer les eaux,
Creusèrent à l’entour mille utiles canaux.
Là, de tous les côtés, arrivoit l’abondance,
Et, comme le Pérou chez eux ils transportoient,
Ils comptoient sur leur puissance
En plus grands seigneurs qu’ils n’étoient.
Cela réveilla l’envie Et de l’Aigle et du Lion :
Ils avoient eu, toute leur vie,
Sur le bien des Canards quelque prétention.
Ranimés donc de plus belle,
Sur eux ils s’alloient jeter :
Le Coq en eut la nouvelle,
Y courut et les fit quitter.
Après ce signalé service,
Les Canards avoient-ils ni d’honneur, ni de bien,
Qu’on ne dût, eu bonne justice,
Hasarder pour le Coq qui les gardoit si bien?
Cependant cette ingrate engeance,
Qui possède par lui ce qu’elle a de meilleur,
Qui le doit à son assistance,
Se déclare aujourd’hui contre son défenseur.
Ce Coq, que rien ne fait craindre,
Ce Coq, dont le Lion craint lui-même la voix,
Ne fit, au lieu de se plaindre,
Que chanter deux ou trois fois.
A ce chant redoublé, prêts à donner bataille,
D’abord les autres Coqs se sentent réveiller :
De tous Ages, de toute taille,
Chaque Coq quitte son pailler.
Canards, qui vous ameutez
Et cherchez, de tous côtés.
De quoi fortifier vos ligues infidèles.
On vous rognera les ailes.
Heureux si dans vos canaux
Il vous reste assez d’eau pour nager en famille,
Et si pour vos meilleurs morceaux
On vous y laisse quelque anguille!
Gloutons ambitieux, qu’on ne pouvoit soûler,
Et qui vouliez tout avaler,
Quelque vaine grandeur que votre orgueil se forge,
Croyez-moi, notre Coq vous fera rendre gorge.
De son redoutable courroux
Difficilement on échappe :
Canards, lorsque le Coq frappe,
Ce sont de terribles coups ;
Faites la cane et sauvez-vous!
“Le Canard et le Coq”