Pañchatantra ou fables de Bidpai
4e. Livre X. — Le Chameau dévoré par un Lion
Dans un endroit habitait un charron nommé Oudadjalaka. Il était très-affligé de pauvreté, et il pensa : Ah ! fi de cette pauvreté dans notre maison ! Chacun est content de son travail ; mais notre métier ne vaut rien dans cet endroit, car tout le monde a d’anciennes maisons à quatre étages, et moi je n’en ai pas. Par conséquent, à quoi sert mon état de charron ? Après avoir ainsi réfléchi, il partit du pays. En passant dans une forêt, il aperçut, au milieu d’un fourré pareil à une caverne, à l’heure du coucher du soleil, une chamelle égarée de sa troupe et tourmentée par les douleurs de la parturition. Il prit la chamelle avec son petit et retourna vers sa demeure. Arrivé à la maison, il prit une corde et attacha la chamelle. Puis, prenant une hache tranchante, il alla dans un endroit de la montagne chercher des branches pour elle. Là, il coupa beaucoup de jeunes et tendres rejetons, les mit sur sa tête et les jeta devant la chamelle, qui les mangea peu à peu. Après cela, à force de manger des rejetons jour et nuit, la chamelle devint grasse. Le jeune chameau aussi devint grand chameau. Puis le charron tira toujours du lait de la chamelle et nourrit sa famille. Le charron attacha, par affection, une grosse clochette au cou du jeune chameau. Ensuite il pensa : Ah ! à quoi bon d’autres travaux pénibles ? Puisque cet entretien d’une chamelle est devenu pour moi un bon moyen de nourrir ma famille, qu’ai-je donc besoin d’un autre métier ? Après avoir ainsi réfléchi, il alla à la maison et dit à sa femme : Ma chère, si tu es de mon avis, voici une bonne affaire. Je prendrai un peu d’argent de quelque prêteur, et j’irai dans le pays de Gourdjara pour acheter de jeunes chameaux. Tu garderas ces deux-ci avec soin jusqu’à ce que je revienne avec une autre chamelle. Ensuite il alla à un village du Gourdjara, acheta une chamelle, et revint à sa maison. Bref, il fit si bien qu’il réunit un grand nombre de chameaux et de jeunes chameaux. Puis quand il eut formé un grand troupeau de chameaux, il eut un gardien. Il lui donna par an, comme moyen de subsister, un jeune chameau ; en outre, il lui fit boire du lait jour et nuit. De cette façon le charron, faisant continuellement le commerce des chamelles et des jeunes chameaux, vécut heureux. Mais les chameaux allaient, pour paître, dans un bocage de l’endroit. Après avoir mangé de tendres plantes rampantes tant qu’ils voulaient, et bu de l’eau dans un grand étang, ils revenaient le soir à la maison tout doucement en jouant, et le premier chameau, par excès d’orgueil, venait derrière les rejoindre. Alors les jeunes chameaux dirent : Ah ! ce sot chameau reste derrière comme s’il était égaré du troupeau, et vient en faisant sonner sa cloche. S’il tombe dans la contrée de quelque méchant animal, il trouvera assurément la mort. Or, tandis qu’ils pénétraient dans la forêt, un lion entendit le son de la cloche et vint. Comme il regardait, il vit le troupeau de chamelles et de chameaux qui marchait. Mais pendant qu’un restait derrière, jouant et mangeant des plantes rampantes, les autres chameaux, après avoir bu de l’eau, allèrent à leur maison. Lorsque le chameau sortit de la forêt et regarda les points de l’espace, il ne vit et ne connut aucun chemin. Egaré du troupeau, il parcourut tout doucement une petite distance, en faisant beaucoup de bruit. Pendant ce temps le lion, qui suivait le bruit qu’il faisait, s’avança, sortit de la forêt et s’arrêta devant. Quand le chameau arriva près de lui, le lion tira la langue, le saisit à la gorge et le tua. Voilà pourquoi je dis :
Celui qui par orgueil ne suit pas le conseil donné par des gens de bien trouve promptement sa perte, comme le chameau à la cloche.
Mais, après avoir entendu cela, le crocodile dit : Mon cher !
Les hommes savants dans l’Ecriture appellent l’amitié sept pas faits ensemble ; et touchant l’amitié je vais dire quelque chose, écoute-le :
Aux hommes qui donnent des conseils et sont bienveillants il n’arrive de malheur ni dans l’autre monde ni dans celui-ci.
Ainsi, quoique j’aie été ingrat, fais-moi absolument la grâce de me donner un conseil. Et l’on dit :
Celui qui est bon envers ceux qui lui font du bien, quel mérite a-t-il dans sa bonté ? Celui qui est bon envers ceux qui lui font du mal, celui-là est appelé bon par les gens de bien.
Après que le singe eut entendu cela, il dit : Mon cher, si c’est ainsi, va donc là et combats avec lui. Et l’on dit :
Tué, tu obtiendras le ciel ; vivant, une maison et la gloire : si tu combats, il y aura pour toi deux très-grands avantages.
Devant celui qui est très-puissant, qu’il se prosterne ; avec le brave, qu’il ait recours à la discorde ; au faible, qu’il fasse un petit présent ; contre celui qui est aussi fort que lui, qu’il emploie la force.
Comment cela ? dit le crocodile. Le singe dit :
“Le Chameau dévoré par un Lion”
- Panchatantra 57