Pañchatantra ou fables de Bidpai
XVI. — Le Moineau, le Grimpereau, la Mouche, la Grenouille et l’Eléphant
Dans un endroit d’une forêt habitaient deux moineaux, et femelle, qui avaient fait leur nid sur un arbre tamâla. Dans le cours du temps ils eurent de la progéniture. Un jour un éléphant sauvage en rut, tourmenté par la chaleur et cherchant de l’ombre, vint à ce tamâla ; puis, dans l’excès de sa fureur, il tira avec le bout de sa trompe la branche de cet arbre sur laquelle les moineaux demeuraient, et la brisa. Par la rupture de cette branche tous les œufs de la femelle du moineau furent cassés, et peu s’en fallut que les deux moineaux ne perdissent la vie. La femelle, chagrine de la destruction de ses œufs, fit des lamentations et ne trouva plus de plaisir. Cependant un oiseau appelé grimpereau, son très-grand ami, entendit ses plaintes, et, affligé de sa douleur, il vint auprès d’elle et lui dit : Vénérable, à quoi bon les lamentations inutiles ? Car on dit :
Les sages ne pleurent pas ce qui est détruit, ce qui est mort, ce qui est perdu, car c’est cela, dit-on, qui fait la différence des sages et des fous.
Et ainsi :
Les êtres ne doivent pas être pleurés ici-bas ; le sol qui les pleure trouve chagrin sur chagrin et endure deux maux.
Et en outre : Comme le mort jouit sans le désirer du flegme des larmes versées par les parents, il ne faut par conséquent pas pleurer, mais on doit célébrer les rites funéraires autant qu’on peut.
C’est vrai, dit la femelle du moineau ; mais pourquoi ce méchant éléphant a-t-il par fureur détruit ma progéniture ? Si donc tu es véritablement mon ami, médite un moyen de faire mourir ce vil éléphant, afin que, par la mise à exécution de ce moyen, le chagrin que j’ai de la perte de ma progéniture s’en aille. Et l’on dit :
L’homme qui a récompensé celui qui l’a assisté dans l’infortune et celui qui s’est moqué de lui dans les situations difficiles, est né pour la seconde fois, je crois.
Tu dis vrai, répondit le grimpereau. Et l’on dit :
Celui-là est un ami, qui l’est dans l’infortune, fût-il même né dans une autre caste ; dans la prospérité, tout individu peut être l’ami de toutes les créatures.
Et ainsi :
Celui-là est un ami, qui l’est dans l’infortune ; celui-là est un fils, qui procure le pardon ; celui-là est un serviteur, qui connaît son devoir ; celle-là est une épouse, qui donne le bonheur.
Vois donc la force de mon intelligence. Mais de plus j’ai aussi pour amie une mouche nommée Vinâravâ. Je vais aller vers elle et l’appeler, afin que ce vil et méchant éléphant soit tué.
Puis il alla avec la femelle du moineau vers la mouche, et dit : Ma chère, cette femelle de moineau mon amie a été outragée par un méchant éléphant, qui lui a cassé ses œufs. Je cherche un moyen de le faire mourir ; veuille donc me prêter assistance. — Mon cher, répondit la mouche, qu’est-il besoin de paroles en cette affaire ? Car on dit :
C’est en vue de la réciprocité que l’on oblige des amis ; mais ce que l’on doit faire pour l’ami d’un ami, les amis ne le font-ils pas ?
Cela est vrai ; mais moi aussi j’ai un excellent ami, une grenouille nommée Méghanâda. Nous l’appellerons aussi et nous agirons comme il convient. Et l’on dit :
Les conseils imaginés par ceux qui sont bons, vertueux, qui connaissent les saintes Écritures, qui sont intelligents et sages, ne sont en aucune façon douteux.
Puis ils allèrent tous trois auprès de Méghanâda, et lui racontèrent toute l’affaire. Qu’est-ce, dit celle-ci, que ce misérable éléphant en face d’une grande compagnie en colère ? Il faut donc exécuter mon conseil. Toi, mouche, va et au milieu du jour fais à l’oreille de cet éléphant furieux un bruit pareil au son de la vînâ, afin qu’il ferme les yeux et recherche avec ardeur le plaisir des oreilles. Ensuite le grimpereau lui crèvera les yeux avec son bec. Devenu aveugle et tourmenté par la soif, il entendra mon cri pendant que je serai sur le bord d’une fosse avec ma suite, et, pensant que c’est un étang, il s’approchera. Puis, quand il sera arrivé à la fosse, il tombera et périra. Il faut agir ainsi d’ensemble, de façon que notre inimitié soit couronnée de succès.
Après que cela fut fait, l’éléphant en rut ferma les yeux de plaisir au chant de la mouche ; il eut les yeux détruits par le grimpereau, et comme, au milieu du jour, il errait tourmenté par la soif et suivait le cri de la grenouille, il arriva à une grande fosse, y tomba et mourut.
Voilà pourquoi je dis :
Un moineau femelle, un grimpereau, une mouche et une grenouille firent périr un éléphant au moyen d’une guerre faite en grande compagnie.
Ma chère, dit le tittibha, qu’il en soit ainsi ! Avec l’aide de tous mes amis je dessécherai l’Océan. Cette résolution prise, il convoqua tous les oiseaux, grues, sârasas, cygnes, paons, et cetera, et dit : Hé ! l’Océan m’a outragé en me ravissant mes œufs. Méditons donc un moyen de le dessécher.
Ensuite tous les oiseaux délibérèrent ensemble, et dirent : Nous ne sommes pas capables de dessécher l’Océan. Par conséquent, à quoi bon se fatiguer en vain ? Et l’on dit :
Le faible qui, fou d’orgueil, va contre un ennemi très-grand, pour combattre, revient comme un éléphant qui a les dents brisées.
Le fils de Vinatâ est notre souverain : faisons-lui donc connaître tout cet affront, afin que, irrité de l’outrage commis envers son espèce, il tombe dans le désespoir. Mais si dans cette circonstance il montre de la fierté, de cette façon même il n’y a pas de mal. Car on dit :
Quand on a conté sa peine à un ami dont le cœur n’est pas dissimulé, à un serviteur vertueux, à une épouse complaisante, à un maître puissant, on est heureux .
Après que cela fut fait, tous les oiseaux, avec la figure triste et les yeux pleins de larmes, allèrent, en poussant un cri d’affliction, vers le fils de Vinatâ, et se mirent à sangloter : Ah ! profanation ! L’Océan vient d’emporter les œufs du vertueux tittibha, bien que tu sois notre maître. Par conséquent la race des oiseaux est perdue maintenant. D’autres aussi la tueront selon leur bon plaisir, comme l’Océan. Et l’on dit :
Quand il a vu la mauvaise action de l’un, l’autre aussi en fait une : le monde est imitateur, le monde ne vise pas à ce qui est excellent.
Et ainsi :
Les sujets qui ont à souffrir des fripons, des voleurs, des coquins, des brigands et autres gens de même espèce, et aussi de la fourberie, de la fraude et autres choses pareilles, doivent être protégés.
Et en outre :
Un roi qui protège ses sujets a pour lui la sixième partie de leur vertu ; mais il y a un sixième de leur iniquité pour celui qui ne les protège pas.
Le feu né de l’ardeur de la souffrance des sujets ne cesse qu’après avoir consumé la fortune, la famille et la vie du roi.
Un roi est le parent de ceux qui sont sans parents, un roi est l’œil de ceux qui n’ont pas d’yeux, un roi est le père et la mère de tous ceux qui se conduisent honnêtement.
Qu’un prince qui désire du fruit s’applique à soigner les hommes avec l’eau des présents, de la considération, et cetera, comme un jardinier, ses jeunes pousses.
Une petite pousse née d’une semence, si elle est conservée avec soin, donne des fruits dans son temps ; il en est de même du monde, quand il est bien gouverné.
Or, grain, pierres précieuses, véhicules de diverses espèces et aussi toute autre chose qu’a un roi, cela lui vient des sujets.
Après avoir entendu cela, Garouda, affligé de la douleur du tittibha et saisi de colère, pensa : Ah ! ces oiseaux disent vrai. Aussi nous irons aujourd’hui dessécher cet Océan. Pendant qu’il réfléchissait ainsi, un messager de Vichnou vint à lui et dit :
Hé, Garouda ! le vénérable Nârâyana m’envoie auprès de toi te dire que le vénérable ira à Amarâvatî pour affaire des dieux. Viens donc vite.
Quand Garouda eut entendu cela, il lui dit avec arrogance : Ô messager ! que fera le vénérable d’un méprisable serviteur comme moi ? Va donc et dis-lui qu’il prenne un autre serviteur à ma place pour le porter. Tu diras au vénérable que je le salue. — Ô fils de Vinatâ ! répondit le messager, jamais tu n’as dit au vénérable rien de pareil. Parle donc, le vénérable t’a-t-il fait quelque affront ? — L’Océan, dit Garouda, qui est la demeure du vénérable, a ravi les œufs de mon serviteur le tittibha. En conséquence, si le vénérable ne le punit pas, je ne suis plus son serviteur : c’est ma résolution ; tu la diras. Va donc bien vite auprès du vénérable.
Puis, lorsque par la bouche du messager le vénérable sut que le fils de Vinatâ était irrité par affection, il pensa : La colère du fils de Vinatâ est juste. Aussi j’irai moi-même l’exhorter et je l’amènerai avec respect. Et l’on dit :
Qu’il ne méprise pas un serviteur dévoué, capable et de bonne famille, et qu’il le chérisse toujours comme un fils, celui qui désire le bonheur pour lui-même.
Et en outre :
Un roi, lors même qu’il est content de ses serviteurs, ne leur donne que de l’estime ; mais ceux-ci, quand ils sont estimés de lui, rendent service aux dépens de leur vie même.
Après avoir ainsi réfléchi, il alla vite à Roukmapoura auprès du fils de Vinatâ. Le fils de Vinatâ, quand il vit le vénérable venir à sa maison, baissa modestement le visage, s’inclina et dit : Vénérable, vois ! l’Océan, fier de ce qu’il est ta demeure, a ravi les œufs de mon serviteur et m’a traité avec mépris. Par crainte du vénérable, j’ai tardé ; sinon, je l’amènerais aujourd’hui même à l’état de terre ferme. Car on dit :
Une action qui cause de l’avilissement ou de l’affliction dans le cœur du maître, un serviteur bien né ne la fait jamais, dût-il même perdre la vie.
Lorsque le vénérable eut entendu cela, il dit : Ô fils de Vinatâ ! tu as dit vrai. Car on dit :
Comme la punition qu’engendre la faute d’un serviteur vient du maître, la honte même qui en résulte est pour lui et non pas tant pour le serviteur.
Viens donc, que nous prenions les œufs à l’Océan, que nous les donnions au tittibha et que nous allions à Amarapourî.
Après que cela fut fait, le vénérable dit à l’Océan, en le menaçant et en mettant une flèche enflammée à son arc : Hé, méchant ! donne les œufs au tittibha ; sinon, je te réduirai à l’état de terre ferme. L’Océan, effrayé, donna les œufs au tittibha, et le tittibha les remit à son épouse.
Voilà pourquoi je dis :
Celui qui, sans connaître la force de l’ennemi, commence les hostilités, éprouve un affront comme l’Océan de la part du tittibha.
Lorsque Sandjîvaka eut entendu cela, il demanda encore à Damanaka : ô ami ! comment reconnaîtrai-je qu’il a de mauvaises intentions ? Depuis si longtemps il me regarde avec une affection et une faveur de plus en plus grandes ! jamais je n’ai vu de changement en lui. Dis-le-moi donc, afin que, pour ma propre conservation, je tâche de le tuer. — Mon cher, répondit Damanaka, qu’y a-t-il là à reconnaître ? Voici ce qui t’en assurera. Si, quand il le verra, il a les yeux rouges, s’il a un froncement de sourcil en forme de trident et s’il lèche les coins de sa gueule, alors il a de mauvaises intentions ; autrement, il est favorablement disposé. Permets-moi donc de m’en aller, je retourne à ma demeure, et toi tu feras en sorte que la délibération ne soit pas découverte. Si, dès le commencement de la nuit, tu peux t’en aller, alors il faut abandonner le pays. De cette façon tu dois te sauver par la douceur, par la dissension, par la corruption, par le châtiment, et cetera. Car on dit :
Que le sage préserve sa vie même au prix de son fils et de sa femme, car en conservant leurs jours les vivants retrouvent tout.
Et ainsi :
Si l’on est malheureux, qu’on se sauve par n’importe quel moyen, bon ou mauvais ; si l’on est puissant, qu’on pratique la vertu.
Le sot qui a recours à l’artifice quand il s’agit du sacrifice de la vie, des richesses et autres choses, perd la vie ; quand il l’a perdue, le reste aussi est perdu pour lui.
Après avoir ainsi parlé, Damanaka alla auprès de Karataka. Karataka, lorsqu’il le vit, dit : Mon cher, qu’as-tu fait en allant là ? Damanaka répondit : Je n’ai fait que semer une semence de politique ; pour la suite, cela dépend de l’ordre du destin. Et l’on dit :
Quand même le destin est contraire, il faut qu’ici-bas le sage fasse ce qu’il doit faire, afin qu’il soit exempt de faute et que son esprit reste ferme.
Dis donc, reprit Karataka, quelle semence de politique as-tu semée ? Damanaka répondit : Je les ai, par des propos mensongers, brouillés l’un avec l’autre à tel point que tu ne les verras plus délibérer ensemble. — Ah ! dit Karataka, tu n’as pas bien fait, car tu as jeté dans une mer de colère ces deux êtres qui avaient le cœur plein d’une tendre affection l’un pour l’autre, et vivaient heureux. Et l’on dit :
L’homme qui pousse dans la voie du malheur un homme heureux et sans embarras sera certainement malheureux dans toutes ses renaissances.
En outre, que tu n’éprouves de plaisir qu’à semer la discorde, cela non plus n’est pas convenable ; car tout le monde est capable de faire le mal, mais non de faire le bien. Et l’on dit :
L’homme vil sait assurément détruire l’œuvre d’autrui, mais non l’achever : le vent a la force de faire tomber l’arbre, mais non de le relever.
Hé ! dit Damanaka, tu ne connais pas la science de la politique ; voilà pourquoi tu parles ainsi. Et l’on dit :
Celui qui désire son bien ne doit pas dédaigner un ennemi qui s’élève ; car, des hommes éminents l’ont dit plus d’une fois, la maladie et l’ennemi se ressemblent et cherchent tous deux à grandir.
Sandjîvaka est devenu notre ennemi, puisqu’il nous a pris la place de ministre. Et l’on dit :
Celui qui, ici-bas, veut s’emparer de la position dont un autre a hérité de ses ancêtres est son ennemi naturel ; il faut l’exterminer, quand même on a de l’amitié pour lui.
Dès que, sans être ami ni ennemi, je l’ai amené par une promesse de sûreté, il m’a fait tomber de la place de ministre. Et certes on dit ceci avec raison :
Si l’homme de bien donne au méchant l’entrée dans le lieu qu’il occupe, alors celui-ci, dès qu’il veut, est par lui-même fort pour le perdre. Par conséquent les hommes de grande intelligence ne doivent pas donner place aux gens vils : un galant même peut devenir maître de maison, dit ici un proverbe.
A cause de cela, j’ai machiné contre lui ce moyen de le faire périr, afin qu’il abandonne le pays ou qu’il meure. Et cela, personne excepté toi ne le saura. C’est donc une bonne chose que je fais pour notre propre intérêt. Car on dit :
Rendant son cœur sans pitié et sa voix pareille au jus de la canne à sucre, on ne doit pas montrer là d’hésitation, et il faut tuer celui qui fait du mal.
En outre, si ce Sandjîvaka est tué, il nous servira de nourriture. Ainsi d’abord l’inimitié sera satisfaite ; de plus, nous aurons la place de ministre et nous serons rassasiés. Lors donc que ces trois avantages se rencontrent, pourquoi me fais-tu sottement des reproches ? Car on dit :
Le sage serait un sot s’il ne mangeait pas en faisant du mal à son ennemi et en accomplissant son désir, comme Tchatouraka dans la forêt.
Comment cela ? dit Karataka. Damanaka dit :
“Le Moineau, le Grimpereau, la Mouche, la Grenouille et l’Eléphant”
- Pantchatantra 16