Jean de La Fontaine
Poète, moraliste et fabuliste XVIIº – Livre 12 – Le Philosophe scythe
Un Philosophe austère, et né dans la Scythie,
Se proposant de suivre une plus douce vie,
Voyagea chez les Grecs, et vit en certains lieux
Un sage assez semblable au vieillard de Virgile,
Homme égalant les Rois, homme approchant des Dieux,
Et, comme ces derniers satisfait et tranquille.
Son bonheur consistait aux beautés d’un Jardin.
Le Scythe l’y trouva, qui la serpe à la main,
De ses arbres à fruit retranchait l’inutile,
Ebranchait, émondait, ôtait ceci, cela,
Corrigeant partout la Nature,
Excessive à payer ses soins avec usure.
Le Scythe alors lui demanda :
Pourquoi cette ruine. Etait-il d’homme sage
De mutiler ainsi ces pauvres habitants ?
Quittez-moi votre serpe, instrument de dommage ;
Laissez agir la faux du temps :
Ils iront aussi tôt border le noir rivage.
– J’ôte le superflu, dit l’autre, et l’abattant,
Le reste en profite d’autant.
Le Scythe, retourné dans sa triste demeure,
Prend la serpe à son tour, coupe et taille à toute heure ;
Conseille à ses voisins, prescrit à ses amis
Un universel abatis.
Il ôte de chez lui les branches les plus belles,
Il tronque son Verger contre toute raison,
Sans observer temps ni saison,
Lunes ni vieilles ni nouvelles.
Tout languit et tout meurt. Ce Scythe exprime bien
Un indiscret Stoïcien :
Celui-ci retranche de l’âme
Désirs et passions, le bon et le mauvais,
Jusqu’aux plus innocents souhaits.
Contre de telles gens, quant à moi, je réclame.
Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort ;
Ils font cesser de vivre avant que l’on soit mort.
Analyses de Chamfort
V. 1. Un philosophe austère ….
Après une mauvaise petite pièce, en voici une excellente. Ce n’est point à la vérité un Apologue , mais une fort bonne leçon de morale, et plusieurs vers sont admirables ; tels sont ceux-ci :
V. 4. Un sage assez semblable au vieillard de Virgile,
Homme égalant les rois, homme approchant des dieux,
Et, comme ces derniers, satisfait et tranquille.
Tel est encore le dernier :
Ils font cesser de vivre ayant que l’on soit mort.
Mais ce qui est au-dessus de tout, c’est ce trait de poésie vive et animée , qui suppose que des arbres coupés et, pour ainsi dire , mis à mort, vont revivre sur les bords du Styx.
V. 17. Laissez agir la faux du temps :
Ils iront assez tôt border le noir rivage.
Nul poète n’est plus hardi que La Fontaine ; mais ses hardiesses sont si naturelles, que très- souvent on ne s’en aperçoit pas, ou du moins on ne voit pas à quel point ce sont des hardiesses. C’est ce qu’on peut dire aussi de Racine. (Le Philosophe scythe)
Commentaires de MNS Guillon
La fable d’Aulu-Gelle jouissait d’une grande célébrité : on l’a voit plus d’une fois opposée aux sophismes des Stoïciens, au sujet des passions, et aux paradoxes de Sénèque , eu faveur de leur doctrine (*), avant que La Fontaine ne la mit en vers. Les yeux s’arrêtent encore avec plaisir sur le modèle, même après l’excellente copie que noire poète en a donnée.
1) Scythie. Les anciens comprenaient sous ce nom général les pays d’Europe et d’Asie situés vers le septentrion. Les relations qu’ils nous ont laissées des mœurs et du caractères Scythes , sont très-opposées entre elles; et il est permis d’y voir, selon les temps, les lieux et les écrivains , ou les plus humains , ou les plus barbares de tous les peuples.
2) Un Sage assez semblable au vieillard de Virgile Un homme, etc.
Aux lieux où le Galèze en des plaines fécondes ,
Parmi les blonds épis roule ses noires ondes ,
J’ai vu, je m’en souviens , un vieillard fortuné,
Possesseur d’un terrein long-temps abandonné , etc…Lire la suite