Fables et poésies de Jean de La Fontaine
Certain quidam, ces jours passés,
Prit pour femme une belle fille.
Il avoit de l’esprit, il étoit riche assez,
Et venoit de bonne famille;
Mais il lui manquoit certain cas:
Le pauvre garçon n’avoit pas
Ce qu’il faut dans le mariage
Pour augmenter l’humain lignage.
Cependant il aimoit sa femme tendrement.
Il la couvoit des yeux, et jamais un amant
N’avoit encor pour sa maîtresse
Témoigné tant d’ardeur, d’amour et de tendresse;
Quant au surplus, il ne lui manquoit rien
Pour ses menus plaisirs et pour son entretien;
Même il avoit voulu lui laisser tout son bien ;
Mais, par malheur, ce bien étoit de patrimoine :
Ses parents sembloient gens à le lui disputer,
Entre lesquels étoit le plus à redouter
Un fameux procureur, un avocat, un moine,
Tous les trois vrais chicanoux.
Le moyen plus sûr et plus doux.
En cette affaire,
Eût été de lui pouvoir faire
Un héritier.
N’ayant pas les outils propres à ce métier,
Il choisit un ami pour faire cet ouvrage ;
Cet ami le servit en homme de courage.
Il n’eut pas regret à son choix,
Et se vit, au bout de neuf mois,
Père comme le sont une infinité d’autres,
Sans avoir fait comme eux dire des patenôtres,
Car, dans ce siècle malheureux,
On abuse de tout: les maris font des vœux,
Courent les saints, les Notre-Dames,
Pour avoir des enfants, ce pendant que les femmes
Font avec leurs galants les miracles chez eux.
Notre époux donc, content d’un si rare service
Et de se voir chez lui ce beau petit enfant,
Le met entre les bras d’une bonne nourrice,
Et dit à celui-ci : « Nous faut tenir content. »
Mais la femme, tout au contraire,
Voulut bientôt recommencer.
Tel est du dieu d’amour le culte et le mystère :
Commence-t-on de l’encenser,
Ce plaisir est si doux, qu’on veut toujours le faire.
Elle ne s’en tint donc pas là.
De dire qui lui fit cela,
Je n’en sais rien, mais je le conjecture.
C’est qu’elle crut, par aventure,
Qu’il lui seroit aussi permis
De choisir un de ses amis.
Il n’est pas besoin de vous dire
Qu’elle ne choisit pas le pire.
Un peu de temps après, la belle se trouva
Pour la seconde fois grosse à pleine ceinture.
Le mari peste, gronde, jure.
Et, tout plein de courroux, s’en va
Quereller son ami, lui disant: »
Notre sire, Je vous avois prié de me faire un enfant,
Mais non pas deux! Vraiment, notre galant,
Il vous en faut donner. — Que me voulez-vous dire?
— Je dis, poursuivit-il, que je suis mal content
De votre procédé, voyant ma femme grosse
Pour la seconde fois. — Ce n’est point de mon fait. »
Le mari répondit: « Si fait !
Avec qui voulez-vous qu’elle ait un tel négoce?
Elle ne voit que vous; pour cela, j’en suis sûr.
C’est ce qui me semble bien dur,
Qu’un homme, auquel je me confie,
Pousse si loin la perfidie. »
Il fit tel bruit et tel fracas,
Que ce fracas ne manqua pas
D’éveiller tout le parentage,
Qui, du bien espérant avoir chacun sa part,
Veut dissoudre le mariage,
Déclarer cet enfant bâtard,
La femme hors de bienséance,
Et le mari dans l’impuissance.
La Cour doit décider de celte question.
Ce seroit une étrange affaire,
Si, pour avoir une succession,
Il nous falloit prouver quel étoit notre père ;
Car, si tous les enfants n’héritoient pas des leurs,
Bien des gueux seroient grands seigneurs :
Tel porte les couleurs sur le train d’un carrosse,
Dont le père portôit et la mitre et la crosse;
Et tel porte aujourd’hui l’écarlate au Palais,
Qui n’auroit hérité que d’un simple laquais.
1. Cette pièce, qui offre certainement le récit d’une aventure scandaleuse, arrivée peut-être à Château-Thierry, de môme que le conte des Troqueurs, nous paraît marquée au coin du talent de La Fontaine. Elle a été publiée, sans nom d’auteur, sous le simple titre de Nouvelle, dans le Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes tant en vers qu’en prose (Utrecht, Antoine Schouten, 1699, petit in-12), où plusieurs pièces de La Fontaine, également anonymes, furent imprimées pour la première fois.(Le Procès en impuissance, La Fontaine)