Gustave Bourassa , 1860 – 1904 ( 3ème. partie)
III
Arrêtons-nous quelque peu, à la suite de M. Taine, qui a fait des fables de La Fontaine une si profonde et si charmante étude, à quelques-uns des types que le poète a le plus heureusement décrits, dans ses spirituelles et légères comédies de vingt à cinquante vers.
Prenons, par exemple, le potentat, le souverain tout-puissant et arbitraire, qui prétend bien que l’Etat commence et finit à lui et que tout ce qui n’est pas l’Etat ne vit que pour lui et par lui.
Un personnage aussi auguste ne saurait être représenté que par le roi des animaux, ” sa majesté lionne,” ou par l’aigle, ” reine des airs.”
L’un et l’autre sont graves et majestueux par nature, comme lui-même est grave et majestueux par état. Car s’il lui arrive parfois de rire, c’est par exception, et le fait mérite qu’on le note et qu’on l’excuse ; ainsi, du moins, l’entend notre auteur :
Qu’un pape rie, en bonne foi
Je ne l’ose assurer ; mais je tiendrais un roi
Bien malheureux, s’il n’osait rire.
Mais il ne rit pas tous les jours, comme il ne sourit pas à tout venant.
Ce n’est pas le roi primitif des cités et des petits états antiques, père de son peuple, d’un abord familier et facile. C’est le monarque de Versailles, dominant de très haut, du sommet d’une cour hiérarchisée à l’infini et presque agenouillée devant lui, la nation lointaine qui l’entrevoit de très bas dans sa gloire de roi-soleil. Louis XIV, du moins, était toujours d’une politesse exquise, très souvent aimable dans son toujours très grand air : c’était pour lui devoir de roi. Celui des fables, au contraire, est superbe avant tout et le plus souvent dédaigneux. S’il est condescendant parfois aux petits, c’est quand il a bien dîné et que s’ennuyant, tout comme Jupiter, il trouve certain plaisir à leur babil.
Mais qu’ils aient garde, même en ces moments de bonne grâce et de bonne humeur, de lui faire maladroitement leur cour, de lui offrir de malencontreux services, car il leur fera sentir son mépris et sa colère ; il leur dira comme à la pie :
Ne quittez point votre séjour, Caquet-bon-bec, ma mie ; adieu ; je n’ai que faire D’une babillarde à ma cour : C’est un fort méchant caractère.
S’il appelle ses sujets autour de lui, c’est avant tout pour ” étaler ” devant eux ” sa puissance.” Il tient cour plénière, pour connaître la multitude et la variété de son peuple, et le festin dont il les régale d’abord, suivi des ” tours de Fagotin, ” ne lui est qu’ un prétexte à faire montre de sa magnificence.
Au cours de la fête, sa griffe de prince envoie prestement chez Pluton et l’ours maladroit qui bouche sa narine à l’odeur de ce charnier et le singe flagorneur qui loue avec excès la colère du maître.
Avec l’orgueil, il a l’ambition et le mépris du droit des faibles.
Il ne souffre pas qu’on réclame sa juste part de profit dans l’œuvre commune ; et du gibier abattu il s’arroge les quatre portions, la première, parce qu’il s’appelle lion, la seconde, par droit du plus fort, la troisième comme au plus vaillant, et quant à celle qui reste,
Si quelqu’un de vous touche à la quatrième, Je l’étranglerai tout d’abord. A ce point de vue, il ne vaut guère mieux que le loup? Bête roturière, bandit de bas étage, qui emporte l’innocent agneau et le mange ” sans autre forme de procès.” Chez l’un comme chez l’autre, c’est la force érigeant en droit ses convoitises et ses violences.
La préoccupation, la recherche de son moi domine tout autre sentiment ; et même lorsqu’il fait mine de songer au bien public, c’est encore et surtout au sien qu’il songe. Témoin cet hypocrite examen de conscience, qu’il fait en présence des animaux assemblés en conseil pour aviser au moyen d’apaiser la colère du ciel par le sacrifice du plus coupable d’entre eux :
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
J’ai dévoré force moutons.
Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense. Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le berger. Je me dévouerai donc, s’il le faut. Mais je pense Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi ; Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que le plus coupable périsse.
Vous savez le résultat de cette confession.
Le plus coupable, aux yeux de cette cour de flatteurs, ne fut pas le mangeur de moutons, le mangeur de bergers, mais le pauvre baudet qui avait tondu ” d’un pré la largeur de sa langue.” Le faux pénitent ne cherchait pas autre chose.
Ce roi, du reste, sait régner ; il a les talents de son rôle, s’il en a les vices. Il observe soigneusement toutes les formalités d’une bonne administration, ” tient ses conseils de guerre,” ” envoie ses prévôts,” expédie ” de circulaires écritures avec son sceau,” ou des passeports contenant ” promesse très bien écrite,” ” foi de lion,” pour les députés du peuple et leurs Vassaux.
Malgré son orgueil et son égoïsme, qui le rendent tour à tour ou même à la fois ambitieux, méprisant, hypocrite et cruel, il ne manque à l’occasion ni de clémence ni de grandeur.
Il épargne noblement le rat qui se jette étourdiment entre ses pattes, montrant en cela ” ce qu’il est ; ” et vieux, affaibli par l’âge, livré à ses sujets ” devenus forts par sa faiblesse,” il demeure digne et calme sous leurs outrages, attendant son destin sans proférer une .plainte, sans laisser échapper un murmure, et n’exhalant qu’un gémissement sous l’opprobre du coup de pied de l’âne.
Ainsi meurent les lions, au sentiment du poète, dans leur majestueuse douleur. Ainsi doivent mourir les rois. Si le malicieux bonhomme qui a raillé discrètement deçà et delà à travers ses rimes, mais toujours avec une verve bénigne, les excès du pouvoir absolu, avait pu contempler, vingt ans après sa propre mort, la fin du grand roi qui avait ébloui l’Europe de sa gloire, tout en la liguant contre lui par ses prétentions ambitieuses, il se serait incliné avec respect devant la majesté sereine et triste de ses derniers moments.
Du maître passons au valet, c’est-à-dire du roi au courtisan ; car il n’est valet d’âme plus basse et plus fourbe. Et La Fontaine, fort au courant des mœurs de cour, non par lui-même, car la liberté de son esprit et de ses mœurs, peu agréable à Louis XIV, l’en tint toujours éloigné, mais par les conversations de ses amis, La Fontaine a peint avec beaucoup de finesse les défauts et les vices du courtisan. Il attribue parfois ce personnage au loup, au singe, au cerf ou à quelque autre ; mais c’est au renard qu’en revient presque toujours l’honneur, et à bon droit, car il a tous les talents et tous les vices de l’état.
Infiniment adroit d’abord, astucieux jusqu’au mensonge, il louvoie à merveille au milieu des écueils du métier. Il sait se tirer habilement d’un piège que lui a dressé un bon camarade pour le faire tomber en disgrâce, et même retourner contre lui son embûche.
Un jour par exemple il apprend que le loup vient de lui faire un mauvais parti auprès du prince, interprétant malicieusement son absence de la cour, alors que tous les animaux ont été invités à venir proposer un remède au mal dont souffre Sa Majesté. Mandé par elle en hâte, il s’approche humblement, et d’un ton doux et insinuant présente ainsi sa justification :
Je crains, Sire, dit-il, qu’un rapport peu sincère
Ne m’ait à mépris imputé,
D’avoir différé cet hommage :
Mais j’étais en pèlerinage Et m’acquittais d’un vœu fait pour votre santé.
Et voyez comme le ciel est propice aux âmes pieuses ! En route, il a justement trouvé, auprès de ” gens experts et savants ” qu’il a consultés sur la maladie royale, le remède qui convient à Sa Majesté : c’est, ni plus ni moins,.. .la peau de son rival. Mais il suggère la chose du ton de l’homme de l’art qui recommande un spécifique, en tout désintéressement et pour le plus grand bien de son patient :
Vous ne manquez que de chaleur,
dit-il au royal malade,
Le long âge en vous l’a détruite : D’un loup écorché vif appliquez-vous la peau Toute chaude et toute fumante : Le secret, sans doute, en est beau Pour la nature défaillante.
Et il termine par un trait aigu qu’il décoche à son adversaire, savourant sa vengeance dans ce sarcasme insinuant :
Messire loup vous servira,
S’il vous plaît, de robe de chambre.
Il a du reste la raillerie naturelle et facile, comme les malins égoïstes qui vivent de la naïveté d’autrui, et il ne se gêne pas de se moquer des sots qui se sont mis dans l’embarras pour le tirer d’un mauvais pas. Tel, l’adieu moqueur qu’il jette au pauvre bouc à qui il a demandé le secours de ses pattes et de ses cornes, pour sortir du puits où tous deux étaient si inconsidérément descendus boire sans songer à la sortie :
Si le ciel t’eût donné par excellence Autant de jugement que de barbe au menton, Tu n’aurais pas à la légère Descendu dans ce puits.
Il a donc de l’esprit, beaucoup d’esprit, et l’on ne peut s’empêcher d’admirer ses réparties et ses tours ; mais il ne s’en sert jamais que pour railler, tromper ou nuire ; car il n’a ni cœur, ni bonté, ni respect, ni honnêteté. Si, il respecte son prince, mais parce qu’il le craint ; et son respect ne se traduit que par la flatterie la plus adroite et la plus audacieuse ; les crimes et les abus du pouvoir n’ont pas de meilleur avocat ; et ce n’est pas lui qui favorisera jamais chez le prince la velléité passagère de reconnaître ses torts et d’amender sa vie. A sa confession la plus entière il oppose la plus spécieuse justification. Le royal mangeur a dévoré, englouti mainte brebis et même plus d’un berger. Peuh que tout cela !
Sire…, vous êtes trop bon roi ; Vos scrupules font voir trop de délicatesse. Eh bien ! Manger moutons, canaille, sotte espèce, Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes, Seigneur,
En les croquant, beaucoup d’honneur.
Et quant au berger, l’on peut dire
Qu’il était digne de tous maux,
Étant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Jamais juriste épris des droits et des prérogatives royales n’a poussé plus loin la complaisance pour l’omnipotence du souverain, et ce renard était bien de la famille des avocats de cour dont parlait le grand Frédéric à son neveu : ” Quand vous voudrez, lui disait-il, revendiquer une province, faites provision de troupes. Vos orateurs prouveront surabondamment vos droits.”
Son talent d’avocat, du reste, lui sert autant pour assurer ses propres intérêts que pour flatter les convoitises du prince. Il nous en donne un délicieux échantillon dans le discours qu’il adresse à ” compère loup,” pour l’attirer dans un puits où il est lui-même descendu, dans l’espoir d’y goûter certain fromage, qui n’était autre que l’image de la lune réfléchie dans l’eau noire. Entendez ces considérations qu’il lui fait valoir, plus alléchantes cent fois que la vaine apparence qui l’a trompé lui-même ; voyez comme il tire parti de toutes les circonstances, comme il explique à son profit tout ce qui peut mettre l’autre en défiance :
……Camarade,
Je veux vous régaler. Voyez-vous cet objet ? C’est un fromage exquis ; le dieu Faune l’a fait,
La vache Io donna le lait ;
Jupiter, s’il était malade, Reprendrait l’appétit en tâtant d’un tel mets. J’en ai mangé cette échancrure, Le reste vous sera suffisante pâture. Descendez dans un seau que j’ai là mis exprès.
En faut-il plus pour convaincre un affamé ? Le loup descendit ; il y est peut-être encore.
Fécond en expédients, en tours inépuisable, presque toujours heureux, grâce à son adresse et à son audace, il ne se trouble pas dans son insuccès et sait dérober ses défaites sous un air galant et dégagé.
Un vieux coq, qu’il a voulu attirer dans ses pattes, mais aussi rusé que lui, le paie de sa monnaie ; du haut de la branche où il le nargue, il lui annonce l’approche de deux lévriers, porteurs sans doute de l’heureuse nouvelle de la paix générale, qu’il vient lui-même de lui annoncer et qu’il voudrait sceller par une accolade : ” Attendez un peu, lui dit-il, nous allons nous embrasser tous ensemble.” Mais non, il est trop pressé, il faut qu’il coure vite au terme de sa route ; ” sa traite est longue à faire.”
Adieu…, dit-il,
Nous nous réjouirons du succès de l’affaire
Une autre fois.
Et son superbe dédain pour ces raisins qu’il trouve “trop verts ” et ” bons pour des goujats,” parce qu’ils sont hors de sa portée ! Personne n’en a oublié la formule ; elle est devenue proverbe ; et nous l’avons tous peut-être appliquée, un jour ou l’autre, à d’autres renards qui n’étaient pas aussi renards que celui-là.
- Gustave Bourassa , 1860 – 1904 (IIIe partie)