Pour un Ane enlevé deux Voleurs se battaient :
L’un voulait le garder ; l’autre le voulait vendre.
Tandis que coups de poing trottaient,
Et que nos champions songeaient à se défendre,
Arrive un troisième larron
Qui saisit maître Aliboron.
L’Ane, c’est quelquefois une pauvre province.
Les voleurs sont tel ou tel prince,
Comme le Transylvain*, le Turc, et le Hongrois.
Au lieu de deux, j’en ai rencontré trois :
Il est assez de cette marchandise.
De nul d’eux n’est souvent la Province conquise :
Un quart* Voleur survient, qui les accorde net
En se saisissant du Baudet
Autre analyse:
Commentaires de Chamfort – 1796.
1V. 10. Au lieu de deux , etc. Voilà deux traits de naturel qu’on ne trouve guère que dans La Fontaine , et qui charment par leur simplicité.
V. 12. De nul d’eux. Transposition que de nos jours on trouverait un peu forcée, mais qui se pardonnait alors dans le style familier.
V. 13. Un quart, un quatrième.
Un quart voleur survient, etc. Voilà les conquérants appelés voleurs, c’est-à-dire par leur nom. Nous sommes bien loin de l’Epître dédicatoire , et de ce roi qui comptera ses jours par ses conquêtes. (V)
Analyses de MNS Guillon – 1803.
(1) Pour un Ane enlevé. Le mot enlevé ne se dit que des corps maniables qu’on emporte en les soulevant. Hercule enlève le trépied d’Apollon. Pluton enlève Proserpine. Cacus dérobe les vaches d’Hercule : on n’enlève point un Ane. Le poète s’est corrigé : en se saisissant du Baudet., dit-il au dernier vers. Cette expression ne vaut pas mieux; on saisit une maison, on ne se saisit point d’un Ane.
(2) Maître Aliboron, vieux mot. On écrivoit jadis aliborum. Je le crois synonyme de maître fou, comme si l’on disoit; ad elleborum, vas à l’ellébore retrouver ta raison. Dans l’ancienne Comméie de la Passion J. C, à personnages (imprimée in-4°chez Philippe Lenoir, en 1532 ), les satellites Gadifer et Griffon, à la vue du,Sauveur vêtu du manteau dérisoire, comme un insensé : Gadifer ; sire roi , maistre aliborum, Griffon ; hoè ! ave, rex Judeorum.
La Fontaine ne l’a sans doute pas cherché si loin, il avoit lu dans le poète Sarrazin ( Testament de Goulu ) : Ma sotane est pour maître Aliboron Car la sotane à sot Ane appartient.
(3) Au lieu de deux. Qui auroit cru que La Fontaine put dire malin? Il l’est pourtant, mais comme un enfant aimable, dont l’innocente naïveté laisse échapper des traits satyriques dont il est impossible que l’on se fâche. .
(4) De nul d’eux. La transposition rend ce vers lourd et mauvais»
(5) Un quart voleur, pour un quatrième. Louis XIV pouvoit se reconnoître ici plus aisément que dans les prétendues allégories du Télémaque ; et pourtant, sous ce roi despote, La Fontaine vécut et mourut libre. (V)