Notice sur Phèdre. – 1869 : 1 –2 –3 –4
Phèdre n’a pas nommé Babrius, et, à l’égard d’Ésope même, il ne donne que des indications vagues et contradictoires, ” Ce qui, dans mon ouvrage, dit-il, paraîtra digne de passer à la postérité, l’envie en fera honneur an génie d’Ésope; si quelques parties sont moins heureuses, elle soutiendra, envers et contre tous, que j’en suis l’auteur. Il n’y avait donc alors à Rome aucun texte, aucun recueil auquel on pût en appeler? Mais comment Phèdre dit-il ailleurs :
Si libuerit aliquid interponere,
« S’il me plaisait d’ajouter quelques traits de mon propre fonds ; » et encore :
Paucas ostendit ille. ego plures dissero.
Ésope n’a laissé que peu de fables ; j’en ai composé un plus grand nombre. Que savait-on sur le nombre des fables laissées par Ésope? et qui pouvait décider si telle ou telle fable lui était on non empruntée?
Il serait assez singulier que, sur ce point, aujourd’hui, on eût des données plus positives qu’au temps de Phèdre même ; c’est-à-dire que nous pussions décider affirmativement de l’origine ésopique de tel ou tel apologue, et cela, en remontant aux sources mêmes auxquelles Ésope dut puiser, aux fables indiennes, dont il ne fut peut-être que l’interprète, l’écho, le propagateur, après ses voyages en Asie. En effet, le livre attribué à Bidpaï, le Pancha-Tantra, ou les Cinq Sections, a été analysé déjà plusieurs fois d’après l’original sanscrit, et ces analyses ont un peu ébranlé et compromis la renommée d’Ésope comme inventeur; certaines fables indiennes ont paru offrir assez d’analogie avec certaines fables ésopiques, pour qu’on ne vit dans celles-ci qu’une imitation, une reproduction des premières. Peut-être le nom d’Ésope n’est-il que la personnification du génie grec, en tant que ce génie adopta, remania et transforma les fables indiennes ; simplifiant, fractionnant ce qui était complexe et composé ; changeant, selon ses instincts, le caractère, la forme, la proportion des choses. La date de la rédaction actuelle du Pancha-Tantra ne remonte pas, il est vrai, an delà du cinquième siècle de notre ère; mais, dit M. Loiseleur Deslonchamps , ” les matériaux qui ont servi à la composition de ce livre sont évidemment beaucoup plus anciens, et il est permis de supposer que quelques fables indiennes ont pu de bonne heure pénétrer en Perse… Dans un pays où, parmi les croyances, se trouve le dogme de la métempsycose, où l’on attribue aux animaux une âme semblable à celle de l’homme, il était naturel de leur prêter les idées et les passions de l’espèce humaine, et de leur en supposer le langage : c’est ce qui a lieu dans l’apologue indien.” La ressemblance entre les deux idiomes, l’ancien persan et le sanscrit, sensible encore aujourd’hui dans la langue moderne, si altérée, dut probablement favoriser ces importations littéraires. On a même avancé que, dans une haute antiquité, le sanscrit pourrait bien être venu de la Perse dans l’Inde . Il ne serait pas sans intérêt que l’étude des monuments de cette langue, aujourd’hui poursuivie avec ardeur, fit découvrir d’autres recueils analogues ou antérieurs à celui de Bidpaï, et jetât ainsi de nouvelles lumières sur l’histoire de ces fictions. L’imagination se plait à supposer à toute tradition les origines les plus hautes, les plus lointaines; la critique et l’érudition s’efforcent d’en reconnaître les vestiges, et d’en retracer le chemin. Pour revenir à Rome et à mon sujet, je dirai que la quatrième fable du premier livre de Phèdre, ” Canis per fluvium carnem ferens ” est l’une des douze fables contenues dans le quatrième chapitre du Pancha-Tantra. cette fable de Phèdre, entre autres, était donc bien certainement empruntée au fonds d’Ésope; fonds mystérieux et problématique d’ailleurs, mais identifié ici avec le fonds indien, par une corrélation dont il sera curieux de multiplier les exemples.
Que les fables aient été inventées dans la Perse ou dans l’Inde, ou, plus près de nous, à Cracovie, comme l’affirme dans sa préface le traducteur allemand du Romulus Ulmensis, ou que Mercure les ait autrefois concédées au célèbre Phrygien, suivant le récit d’Apollonius de Tyane, toujours est-il que Phèdre, avisant cette belle et solitaire renommée, voulut rivaliser avec Ésope,
Nec baec invidia, verum est emulatio,
et faire qu’il y eût désormais deux grands noms au lieu d’un seul. Il rappelait avec emphase, sans exprimer autrement sa pensée, que les Athéniens avaient rendu un éclatant hommage au génie, en plaçant sur un piédestal éternel la statue d’un esclave. Que n’espérait-il pas, au fond de son cœur, pour lui-même ! lui qui, au charme et à l’utilité des inventions ésopiques, ajoutait encore l’aurait d’un tour plus piquant, d’une forme plus élégante et plus parfaite : Polivi venibus… arte fictas fabulas.
Hélas! peu s’en fallut qu’on ne lui élevât un monument d’un tout autre genre, la potence ou la croix. Au moment où la pensée lui vint d’écrire des fables, quelque sage ami,quelque vieux jurisconsulte,comme Trébatius, aurait dû l’avertir, lui représenter à quels dangers il exposait son dos ou sa tête; et Phèdre se serait peut-être prudemment abstenu, par crainte du bâton, comme les poètes comiques , ou de quelque chose de pis. Un inconvénient que la fable partage avec la satire et la comédie, c’est que les gens peuvent, à tort ou à raison, s’y reconnaître, se fâcher et se venger. Névius avait été mis eu prison pour ses bons mots, et n’avait été élargi par les tribuns du peuple qu’après avoir fait amende honorable dans deux comédies, qu’il écrivit sous les ver-roux de la prison même . L’auteur inconnu du Querolus supplie ses auditeurs, dès le prologue, de ne voir dans ses railleries qu’une peinture générale de tel ou tel travers, et non le portrait de telle ou telle personne, ” Que les raffineurs, dit de même dans sa préface un fabuliste moderne , sachent qu’on n’a en vue aucune application mordante, et que les noms poussés en l’air ne renferment aucun mystère. S’ils se mêlent de trouver des clefs, ce seront de ces clefs de hasard qui sont propres aux serrures sans que l’ouvrier en ait eu le dessein.” Enfin l’on souhaite que la devise d’Angleterre ait lieu dans ce jeu innocent : ” Honny soit qui mal y pense.” Ainsi protesta Phèdre contre les allusions qu’on pourrait chercher dans ses fables :
Nec enim notare singulos mens est mihi.
Mais il vivait sous le règne de Tibère renforcé de Séjan ; et, avec les tyrans, les paraboles mêmes sont dangereuses . Aussi courut-il un grand péril. Phèdre nous dit brièvement qu’il ne se trouva pas bien d’avoir traité certains sujets :
In caiamitatem deligeus quidam nneani.
On s’est demandé quelles étaient entre toutes les fables celles qui avaient pu offenser le tout-puissant ministre. On a cru mettre le doigt au moins sur deux ou trois, qui seraient en effet bien audacieuses; mais peut-être ces mots de l’énigme, découverts on proposés, sont-ils plus subtils, et, si l’on veut, plus ingénieux pour ce temps-ci, qu’ils n’eussent paru spirituels et malicieux en ce temps-là. S’il faut le dire, celle circonstance de la vie de Phèdre, la plus importante et presque la seule que nous sachions,est bien difficile à concevoir. Comment ce fin courtisan, ainsi que de Thou l’appelle, ne fut-il pas le premier à deviner cet analogies, pour s’abstenir de les exprimer? comment put-il espérer de les cacher sous un voile aussi diaphane, à une époque de terreur où l’on se défiait même de son toit et de ses murailles? Enin, s’il avait blessé Séjan d’une façon aussi cruelle qu’on le suppose, comment n’a-t-il pas été,lui chetif, retranché sans bruit du milieu des mortels, sur un geste du préfet du prétoire, ou même par voie juridique, lorsque tant d’accusations, tant de procès se ressemblaient par leur fatale issue ? A quoi dut-il son salut? à la mort de Séjan peut-être; car ce ne fut pas probablement du vivant de Séjan que furent écrits ces vers, où on lui reproche d’avoir été accusateur, témoin et juge dans sa propre cause.
On ne peut tirer aucune lumière, pour l’histoire de Phèdre, de quelques personnages qu’il a désignés en termes plus flatteurs, mais vagues et insuffisants; il faut se borner à dire avec Danet, oude ses biographes : « C’étaient sans doute de gros bonnets. » Quos omnes arbitro capita pileata fuisse. Particulon, ce vir sanctissimus, qui transcrit les paroles du poète sur ses tablettes, et auquel celui-ci envoie son quatrième livre, est un personnage tout à fait inconnu. A propos de Philétus, nommé seulement dans un vers très-mélancolique de la dernière fable, on a cité une inscription perdue dans Gruter, une pierre trouvée à Brescia,et un pavé de l’église de Velletri ; de tout cela on a conclu, provi-soirement sans doute, et jusqu’à de nouveaux renseignements, que Philétus était un affranchi de Claude, et que Phèdre s’adressait précisément a ce Philétus. Quel est enfin Eutyche, auquel est dédié le troisième livre, cet homme bienveillant, mais accablé d’affaires, ayant plus d’une personne a écouter (occupatis auribus), et qui attend impatiemment quelques jours de fête pour donner un coup d’œil à son patrimoine, consacrer quelques moments aux exigences de l’amitié, jouir de l’intimité conjugale, et goûter à loisir les douceurs de l’étude, ou le charme des beaux vers? J’ai peine à reconnaître dans ce portrait le favori de Caligula dont parle Josèphe : « Eutychus était un cocher que Caïus avait fort aimé, et qui avait été employé par lui aux plus bas et aux plus vils de tous les ministères. » Si c’est à lui que s’adresse la pièce Supersunt mihi, dont on a fait l’épilogue du troisième livre, uniquement d’après quelques analogies avec le prologue dont je viens de rappeler quelques passages , Eutychus aurait rempli certaines fonctions temporaires dans un tribunal ; le cocher bien-aimé de Caïus serait devenu, sous le règne suivant, un de ces officiers auxquels Claude, « par un caprice d’imbécile, donna le droit de rendre la justice. » L’identité de ces deux Eutychus, sans être improbable, est bien loin d’être prouvée.
Mais que répondre à la préface d’Avianus, dans laquelle, s’adressant, comme on croit, à Théodose Macrobe, et énumérant des fabulistes qui l’ont précédé , il parle des cinq livres composés par Phèdre? « Phœdrus etiam partent aliquum (Fabularum) quinque in libellos resolvit. » Cette mention, fût-elle unique, ne serait-elle pas suffisante ? Voici le moyen qu’on a imaginé pour enlever à l’affranchi d’Auguste le témoignage d’Avianus. Comme, dans le passage cité, Phèdre est nommé immédiatement après Babrius , on a prétendu qu’il était question d’un autre écrivain, grec aussi, qui aurait écrit des fables dans un style plus abondant que Babrius (resolvit, opposé à coarctavit;) peut-être ce philosophe épicurien, dont Cicéron a parlé plusieurs fois. C’est là un des arguments que fit valoir Christius dans sa Dissertation contre Phèdre, imprimée en 1746, à Leipsick. Docen, en 1815, a soutenu la même thèse, avec une nouvelle interprétation du mot resolvit : il s’agirait ici, selon lui, d’un grec appelé Phaedrus, qui aurait mis en prose l’ouvrage même de Babrius. Mais ce qui est plaisant, c’est de voir à quelles suppositions étranges s’est abandonné le père Marcheselli, un des plus fougueux antiphédristes, pour se délivrer d’une autorité si embarrassante. « Les prétendues fables d’Avianus, dit-il, ont été composées dans le XVe siècle ; je soupçonne qu’un certain Giovanni Antonio Campano pourrait bien en être l’auteur. Le Théodose de la préface serait alors Théodore Gaza de Thessalonique. » Il va même jusqu’à découvrir, dans la XXXe fable d’Avianus , une allusion au nom de Porcellion, poète et historien, mêlé aux événements politiques de cette époque. Que de conjectures, soit absurdes, soit à peine spécieuses, aveuglément adoptées par ces hommes si difficiles en fait de certitude ! Comment accorder tant de scepticisme et tant de crédulité ? Ce n’est pas qu’on n’ait disputé aussi sur la date d’Avianus lui-même. Pourtant l’opinion de ceux qui voulaient le faire remonter jusqu’aux Antonins a été facilement réfutée; son style détestable ne soutient guère de pareilles prétentions. On s’accorde aujourd’hui à penser qu’il a vécu sous Théodose-le-Jeune ; peut-être (en retranchant le point qui sépare les deux noms), Fl. (Flavius) Avianus n’est-il autre que Flavianus, ami de Macrobe, qui figure dans les Saturnales; cette supposition de Werns-dorff parait assez fondée. On se rappelle la querelle des philologues partagés si longtemps entre Agellius et A. Gellius ; et l’ouvrage d’Orose, Or. mœsta, transformé en Ormesta, faute d’un point oublié par les copistes. Du reste il suffisait de répondre au père Marcheselli qu’une fable d’Avianus (la 22e) avait été citée par Jean de Salisbury, né vers 1110, dans son Polycraticus; qu’il est parlé d’Avianus dans le poème d’Eberard sur les écoles du XIIIe siècle,
Instruit apologis, trahit … Avianus;
que son recueil avait été traduit en vers français , par deux anonymes, dans le quatorzième siècle, sous le nom d’Avionnet; que l’allemand Boner, vers la même époque, avait imité vingt-six de ses fables en citant les distiques même qui les terminent, et qu’enfin elles avaient été mises, comme celles de Phèdre, en prose latine bien avant l’édition princeps de 1570.
Je me hâte d’arriver au second argument. Comme je l’ai dit plus haut, on a voulu du même coup déposséder Phèdre de ses fables, et les attribuer à l’archevêque Perotti, mort vers 1480. C’est surtout à l’occasion et au profit de cette dernière hypothèse du moins que la première a été soutenue Or, on peut démontrer que certaines fables en prose latine, rédigées à une époque inconnue, mais antérieure de plusieurs siècles à l’archevêque, sont composées en grande partie avec les phrases même de Phèdre, et ont été construites, pour ainsi dire, avec les débris du poète latin. Ici j’insisterai sur une remarquable analogie. J’ai parlé déjà du poëte grec Babrius. Cité vers le temps d’Auguste dans le Lexique d’Apollonius, et plus tard par Julien, Suidas, Tzetzès; accourci au IXe siècle en quatrains iambiques par un sacristain de Sainte-Sophie, il va se perdre ensuite et se cacher dans des fables en plate prose, composées en grande partie avec les débris de ses vers, qu’on y cherche à tâtons aujourd’hui, en s’aidant du goût et de l’oreille. On ignore quand et comment s’est accomplie cette métamorphose. Le plus ancien manuscrit connu des compilations ésopiques en prose grecque date du XIe siècle. Ainsi, ces deux poètes, Phèdre et Babrius, déjà rapprochés par les sujets qu’ils ont traités tous deux, et par le caractère de leur talent, ont eu de plus même destinée.
Il est nécessaire de mentionner séparément les divers recueils en prose latine, pour demander à chacun d’eux quelques indices sur l’époque où l’ouvrage de Phèdre changea de forme, et sur l’auteur on les auteurs de cette transformation.
C’est, 1° le Romulus Divionensis, vieux manuscrit que Gudius (mort en 1689) trouva dans ses voyages, chez les bénédictins de Dijon, et qu’il estimait écrit depuis cinq cents ans. Ce manuscrit contenait, outre trente-deux livres de l’Histoire naturelle de Pline, quatre-vingts fables en prose latine, divisées en quatre livres. Le prologue de ces fables, adressé par un certain Romulus à son fils Tibérinus, et l’épilogue, adressé à un certain Rufus, sont remplis d’expressions tirées des prologues de Phèdre. Mais ce n’est pas tout : d’après un tableau dressé par Lessing, quarante de ces fables, sur quatre-vingts, correspondent, et pour les sujets et pour les expressions même, à quarante des fables de Phèdre aujourd’hui connues; on voit donc en quoi consista le travail de Romulus, et quel était l’Ésope grec dont il prétendait donner une traduction ; cette proportion serait sans nul doute beaucoup plus élevée, si tout l’ouvrage de Phèdre nous était parvenu ; or, nous avons trente-une fables du premier livre, huit seulement du second, dix-neuf du troisième ; dans le quatrième, on n’a que les huit premiers vers de la fable XIII , racontée tout au long par Romulus ; vient ensuite une lacune; puis les deux derniers vers seulement d’une fable intitulée Prométhée, et dont l’indécence, qui se devine encore assez, a entraîné en cet endroit la destruction d’une partie du texte, inappréciable aujourd’hui. Dans le Ve. livre, les manuscrits ne donnent ni le dernier vers de la fable de Mènandre, ni le premier de la fable des Deux Voleurs. Si donc on s’est efforcé de compléter tant bien que mal, avec les fables en prose, ce qui était inachevé dans Phèdre, il en résulte qu’à l’époque où elles ont été rédigées, le texte de Phèdre était plus intact et plus entier qu’il ne l’est aujourd’hui ; et par là on est autorisé à supposer encore qu’un certain nombre de ces fables en prose, dont les analogues ne sont plus aujourd’hui dans Phèdre, s’y trouvaient originairement.
2° Le Romulus Ulmensis, livre imprimé à Ulm, entre 1476 et 1484, d’après un manuscrit contenant, avec une traduction allemande par Steinoevel, les mêmes fables que le précédent; sauf quelques différences d’ordre, notées par Lessing, et quelques variantes de texte, collationnées dans la nouvelle édition que Schwabe en a donnée en 1806.
3° Les Fabulœ antiques Nilantii, ou soixante-sept fables en prose, publiées en 1709 par J.-J, Nilant, d’après un manuscrit du XIIe ou XIIIe siècle, trouvé à Leyde, parmi ceux qui avaient appartenu à Vos-sius. Quoique ce recueil soit un peu moins considérable que les deux premiers, Nilant le croyait plus ancien, plus riche en débris poétiques; c’est le même style et le même ordre, mais en outre on y trouve quinze fables qui ne sont point dans ceux-ci; et parmi ces quinze, en effet, il s’en trouve plusieurs où les traces de vers iambiques sont manifestes. Celles qui portent les numéros 56 et 58 ont été certainement des fables de Phèdre ; il n’y a pour ainsi dire que les vers à séparer. Trente-deux des soixante-sept fables de Nilant correspondent à trente-deux des fables de Phèdre aujourd’hui connues ; quelques-unes, le Geai et le Paon, le Loup et l’Agneau, le Loup et la Grue, y sont conservées plus littéralement encore que dans les deux premiers recueils. On ne connaît pas davantage le rédacteur de cette collection ; mais certaines expressions qui lui sont particulières font présumer qu’il était Flamand ou Picard : Hortulanus, Cauannus, Cattus, Turnacus, pour désigner un jardinier, un chat huant, un chat, un cerf. Dans la fable Formica et Musca, le vers de Phèdre,
Ubi immolatur, exta …
transformé ainsi sous la plume de notre anonyme : « Ubi immolant Episcopi, prima gusto» renferme une indication que ne donnent pas les deux premiers Romalus. Les soixante-sept fables antiques de Nilant, avant d’être publiées en 1709, avaient été connues d’un certain Hiéronimus Osias Tyrigeta, professeur à Iéna, qui en mit trente-cinq en vers élégiaques, imprimées à Wittemberg en 1564, et à Francfort en 1575, sous le titre de Phryx Aesopus habitu poetico.
4° Le Romulus de Nilant, ou quarante-cinq fables en prose, publiées par lui dans le même volume que les soixante-sept, d’après un manuscrit de Leyde. Ici le prologue offre une nouveauté : Romains y prend le titre d’empereur romain : « Romulus, urbis Romœ Imperator… Ce sont les mêmes sujets, le même ordre que dans le Romulus d’Ulm; pourtant le style est plus diffus, souvent barbare; celui qui rédigea ce recueil n’avait point Phèdre sous la main, et ne faisait que paraphraser les compilations antérieures. C’était peut-être un moine, si l’on en juge par le proverbe cité à la fable XXXVIII, « La peur même de la corde ne peut faire taire un couvent. »
5° Le Romulus bibliothecœ regiœ, manuscrit publié par M. Robert, contenant Avianus, mis en prose comme Phèdre; et en outre, vingt-deux fables dont quelques-unes sont déjà dans les recueils précédents ; d’autres, qui apparaissent ici pour la première fois, devaient exister aussi dans le recueil latin que traduisit Marie de France par l’intermédiaire de la version anglaise, à en juger par quinze récits qui ne se retrouvent plus aujourd’hui que chez elle, et dans ce cinquième Romulus.
Gudius avait trouvé à Wissembourg, dans les bibliothèques du chapitre prévôtal, un manuscrit contenant des fables en prose, où, dit-il, celles de Phèdre étaient amplement paraphrasées : il en a cité un passage, dans ses notes sur la fable XIII du livre Ier. C’est là tout ce qu’on sait de ce recueil, dont je n’ai parlé que pour mémoire. Des recherches ont été faites à Wissembourg en 1837, provoquées par M. Dressler, professeur à Bautzen, et l’un des plus récents éditeurs de Phèdre ; le manuscrit consulté par Gudius ne s’est pas retrouvé.
Je citerai également pour mémoire, quoiqu’il paraisse plus étendu que tous les précédents, un manuscrit du 15e siècle, indiqué dans le troisième volume de la bibliothèque Harléienne (n°6811-6815… 38), contenant cent treize fables en prose latine, avec cette épigraphe, qui résume à peu près tout ce que nous savons encore aujourd’hui de Romulus :
Si ricerca se si puo trovare chi li scrisse.
On n’a donc point deviné jusqu’ici quel était le personnage caché sons le pseudonyme de Romulus ; on ne connaît pas davantage son fils Tibérinus, ni son ami, maître Rufus; mais un fait positif est prouva du moins partout ce qui précède, c’est que le rédacteur primitif des fables en prose latine ne traduisait point un ouvrage grec, et qu’il se contentait de copier, en les altérant plus ou moins, les fables de Phèdre, sans se douter qu’elles fussent en vers iambiques ; tantôt conservant ces vers en entier, tantôt les transformant au hasard, tantôt les brisant et les insérant dans sa prose, comme les restes d’une fine mosaïque encastrés dans une marqueterie confuse et grossière. Ainsi donc, on ne trouvera jamais, comme l’espérait Docen , parmi les textes d’Ésope connus, ou à connaître, celui d’après lequel aurait été faite la prétendue version de Romulus.
Je ne crois pas qu’on puisse adopter non plus l’hypothèse de M. Delarue. Dans une des fables du cinquième Romulus, il est question d’un loup qui fait vœu de ne point manger de viande, a Septuagesima usque ad Pascham. ” Ce loup, dit M.Delarue, commence son carême à la Septuagésime, et le finit à Pâques; or, l’usage d’un carême de sept semaines n’ayant lieu entre ces deux époques qu’à Constantinople, il me parait très-probable qu’un moine de cette église aura réuni quelques fables d’Ésope et de Phèdre à d’autres fables prises dans les livres orientaux ; qu’il en aura formé une collection dans sa langue; et que, pour lui donner plus de prix, il l’aura publiée sous le nom d’un empereur Romulus; de là tant de versions différentes de ce fabuliste en langue latine… Il faut nécessairement que ces fables aient été traduites en latin d’après un original primitif, dans lequel chacun d’eux aura puisé suivant son goût.” Si cette collection de fables empruntées à Phèdre et à Ésope eût été primitivement rédigée en langue grecque, comme le pense M. Delarue, comment les auteurs des Versions en langue latine eussent-ils reproduit, non pas seulement le récit, mais les expressions même de Phèdre?
- Notice sur Phèdre par Jules Fleutelot