A Monsieur Fouquet. Ministre d’Etat, Surintendant des finances, et Procureur Général au Parlement de Paris.
En Juin 1658, Fouquet a survécut à une maladie brutale et pendant sa convalescence, il reçoit “Adonis”, un poème de Jean de La Fontaine. Un témoignage des bons rapports qui les unissent et qui vont se resserrer par la suite. Adonis est calligraphié magnifiquement par Nicolas Jarry. Ce poème ne fut publié qu’en 1669 avec “Psyché”, et en 1671.
Je n’ai pas entrepris de chanter dans ces vers
Rome ni ses enfants vainqueurs de l’Univers,
Ni les fameuses tours qu’Hector ne put défendre,
Ni les combats des dieux aux rives du Scamandre.
Ces sujets sont trop hauts, et je manque de voix:
Je n’ai jamais chanté que l’ombrage des bois,
Flore, Echo, les Zéphyrs, et leurs molles haleines,
Le vert tapis des prés et l’argent des fontaines.
C’est parmi les forêts qu’a vécu mon héros
C’est dans les bois qu’Amour a troublé son repos.
Ma Muse en sa faveur de myrte s’est parée;
J’ai voulu célébrer l’amant de Cythérée,
Adonis, dont la vie eut des termes si courts,
Qui fut pleuré des Ris, qui fut plaint des Amours.
Aminte, c’est à vous que j’offre cet ouvrage;
Mes chansons et mes voeux, tout vous doit rendre hommage:
Trop heureux si j’osais conter à l’Univers
Les tourments infinis que pour vous j’ai soufferts !
Quand vous me permettrez de chanter votre gloire,
Quand vos yeux, renommés par plus d’une victoire,
Me laisseront vanter le pouvoir de leurs traits
Et l’empire d’Amour accru par vos attraits,
Je vous peindrai si belle et si pleine de charmes
Que chacun bénira le sujet de mes larmes.
Voilà l’unique but ou tendent mes souhaits.
Cependant recevez le don que je vous fais
Ne le dédaignez pas: lisez cette aventure,
Dont, pour vous divertir, j’ai tracé la peinture.
Aux monts Idaliens un bois délicieux
De ses arbres chenus semble toucher les cieux;
Sous ses ombrages verts loge la solitude.
Là, le jeune Adonis exempt d’inquiétude,
Loin du bruit des cités s’exercerait à chasser,
Ne croyant pas qu’Amour pût jamais l’y blesser.
A peine son menton d’un mol duvet s’ombrage,
Qu’aux plus fiers animaux il montre son courage.
Ce n’est pas le seul don qu’il ait reçu des cieux:
Il semble être forme pour le plaisir des yeux.
Qu’on ne nous vante point le ravisseur d’Hélène,
Ni celui qui jadis aimait une ombre vaine,
Ni tant d’autres héros fameux par leurs appas:
Tous ont cédé le prix au fils de Cyniras.
Déjà la Renommée, en naissant inconnue,
Nymphe qui cache enfin sa tête dans la nue,
Par un charmant récit amusant l’Univers,
Va parler d’Adonis à cent peuples divers,
A ceux qui sont sous l’Ourse, aux voisins de l’Aurore,
Aux filles du Sarmate, aux pucelles du More.
Paphos sur ses autels le voit presque élever,
Et le cœur de Vénus ne sait où se sauver.
L’image du héros, qu’elle a toujours présente,
Verse au fond de son âme une ardeur violente:
Elle invoque son fils, elle implore ses traits,
Et tâche d’assembler tout ce qu’elle a d’attraits.
Jamais on ne lui vit un tel dessein de plaire:
Rien ne lui semble bien; les Grâces ont beau faire.
Enfin, s’accompagnant des plus discrets Amours,
Aux monts Idaliens elle dresse son cours.
Son char, qui trace en l’air de longs traits de lumière,
A bientôt achevé l’amoureuse carrière.
Elle trouve Adonis près des bords d’un ruisseau;
Couché sur des gazons, il rêve au bruit de l’eau.
Il ne voit presque pas l’onde qu’il considère:
Mais l’éclat des beaux yeux qu’on adore en Cythère
L’a bientôt retiré d’un penser si profond.
Cet objet le surprend, l’étonne et le confond;
Il admire les traits de la fille de l’onde:
Un long tissu de fleurs, ornant sa tresse blonde,
Avait abandonné ses cheveux aux Zéphyrs;
Son écharpe, qui vole au gré de leurs soupirs,
Laisse voir les trésors de sa gorge d’albâtre.
Jadis en cet état Mars en fut idolâtre,
Quand aux champs de l’Olympe on célébra des jeux
Pour les Titans défaits par son bras valeureux.
Rien ne manque à Vénus, ni les lis, ni les roses,
Ni le mélange exquis des plus aimables choses,
Ni ce charme secret dont l’oeil est enchanté,
Ni la grâce plus belle encor que la beauté.
Telle on vous voit, Aminte: une glace fidèle
Vous peut de tous ces traits présenter un modèle;
Et, s’il fallait juger de l’objet le plus doux,
Le sort serait douteux entre Vénus et vous.
Tandis que le héros admire Cythérée,
Elle rend par ces mots son âme rassurée:
«Trop aimable mortel, ne crains point mon aspect;
Que de la part d’Amour rien ne te soit suspect:
En ces lieux écartés c’est lui seul qui m’amène.
Le Ciel est ma patrie, et Paphos mon domaine:
Je les quitte pour toi; vois si tu veux m’aimer. »
Le transport d’Adonis ne se peut exprimer.
« O dieux ! s’écria-t-il, n’est-ce point quelque songe ?
Puis-je embrasser l’erreur ou ce discours me plonge ?
Charmante déité, vous dois-je ajouter foi ?
Quoi ! vous quittez les cieux, et les quittez pour moi !
Il me serait permis d’aimer une Immortelle !
Amour rend ses sujets tous égaux, lui dit-elle;
La beauté, dont les traits même aux dieux sont si doux,
Est quelque chose encor de plus divin que nous.
Nous aimons, nous aimons, ainsi que toute chose:
Le pouvoir de mon fils de moi-même dispose:
Tout est né pour aimer. » Ainsi parle Vénus;
Et ses yeux éloquents en disent beaucoup plus.
Ils persuadent mieux que ce qu’a dit sa bouche.
Ses regards, truchements de l’ardeur qui la touche,
Sa beauté souveraine, et les traits de son fils
Ont contraint Mars d’aimer: que peut faire Adonis ?
Il aime; il sent couler un brasier dans ses veines;
Les plaisirs qu’il attend sont accrus par ses peines:
Il désire, il espère, il craint, il sent un mal
A qui les plus grands biens n’ont rien qui soit égal.
Vénus s’en aperçoit, et feint qu’elle l’ignore:
Tous deux de leur amour semblent douter encore;
Et, pour s’en assurer, chacun de ces amants
Mille fois en un jour fait les mêmes serments
Quelles sont les douceurs qu’en ces bois ils goûtèrent !
O vous de qui les voix jusqu’aux astres montèrent,
Lorsque par vos chansons tout l’Univers charmé
Vous ouït célébrer ce couple bien-aimé
Grands et nobles esprits, chantres incomparables
Mêlez parmi ces sons vos accords admirables .
Echo, qui ne tait rien, vous conta ces amours,
Vous les vîtes graves au fond des antres sourds
Faites que j’en retrouve au temple de Mémoire
Les monuments sacrés, sources de votre gloire,
Et que, m’étant formé sur vos savantes mains
Ces vers puissent passer aux derniers des humains!
Tout ce qui naît de doux en l’amoureux empire,
Quand d’une égale ardeur l’un pour l’autre on soupire
Et que, de la contrainte ayant banni les lois,
On se peut assurer au silence des bois,
Jours devenus moments, moments filés de soie
Agréables soupirs, pleurs enfants de la joie,
Voeux, serments et regards, transports, ravissements,
Mélange dont se fait le bonheur des amants,
Tout par ce couple heureux fut lors mis en usage
Tantôt ils choisissaient l’épaisseur d’un ombrage:
Là, sous des chênes vieux ou leurs chiffres gravés
Se sont avec les troncs accrus et conservés
Mollement étendus ils consumaient les heures
Sans avoir pour témoins en ces sombres demeurés
Que les chantres des bois, pour confidents qu’Amour
Qui seul guidait leurs pas en cet heureux séjour
Tantôt sur des tapis d’herbe tendre et sacrée
Adonis s’endormait auprès de Cythérée
Dont les yeux, enivrés par des charmes puissants
Attachaient au héros leurs regards languissants
Bien souvent ils chantaient les douceurs de leurs peines;
Et quelquefois assis sur le bord des fontaines,
Tandis que cent cailloux, luttant à chaque bond,
Suivaient les longs replis du cristal vagabond,
« Voyez, disait Vénus, ces ruisseaux et leur course;
Ainsi jamais le temps ne remonte à sa source:
Vainement pour les dieux il fuit d’un pas léger;
Mais vous autres mortels le devez ménager,
Consacrant à l’Amour la saison la plus belle. »
Souvent, pour divertir leur ardeur mutuelle,
Ils dansaient aux chansons, de Nymphes entourés.
Combien de fois la lune à leurs pas éclairés,
Et, couvrant de ses rais l’émail d’une prairie,
Les a vus à l’envi fouler l’herbe fleurie !
Combien de fois le jour a vu les antres creux
Complices des larcins de ce couple amoureux !
Mais n’entreprenons pas d’ôter le voile sombre
De ces plaisirs amis du silence et de l’ombre.
Il est temps de passer au funeste moment
Où la triste Vénus doit quitter son amant.
Du bruit de ses amours Paphos est alarmée.
On dit qu’au fond d’un bois la déesse charmée,
Inutile aux mortels, et sans soin de leurs voeux,
Renonce au culte vain de ses temples fameux.
Pour dissiper ce bruit, la reine de Cythère
Veut quitter pour un temps ce séjour solitaire.
Que ce cruel dessein lui donne de douleurs !
Un jour que son amant la voyait toute en pleurs
« Déesse, lui dit-il, qui causez mes alarmes,
Quel ennui si profond vous oblige à ces larmes ?
Vous aurais-je offensée, ou ne m’aimez-vous plus ?
– Ah ! dit-elle, quittez ces soupçons superflus
Adonis tacherait en vain de me déplaire:
Ces pleurs naissent d’amour, et non pas de colère;
D’un déplaisir secret mon cœur se sent atteint:
Il faut que je vous quitte, et le sort m’y contraint
Il le faut. Vous pleurez ! Du moins, en mon absence,
Conservez-moi toujours un cœur plein de constance;
Ne pensez qu’à moi seule, et qu’un indigne choix
Ne vous attache point aux Nymphes de ces bois.
Leurs fers après les miens ont pour vous de la honte.
Surtout, de votre sang il me faut rendre compte.
Ne chassez point aux ours, aux sangliers, aux lions
Gardez-vous d’irriter tous ces monstres félons :
Laissez les animaux qui, fiers et pleins de rage,
Ne cherchent leur salut qu’en montrant leur courage;
Les daims et les chevreuils, en fuyant devant vous,
Donneront à vos sens des plaisirs bien plus doux.
Je vous aime, et ma crainte a d’assez justes causes
Il sied bien en amour de craindre toutes chose
Que deviendrais-je, hélas ! si le sort rigoureux
Me privait pour jamais de l’objet de mes voeux ?
Là, se fondant en pleurs, on voit croître ses charmes :
Adonis lui répond seulement par des larmes.
Elle ne peut partir de ces aimables lieux;
Cent humides baisers achèvent ses adieux.
O vous, tristes plaisirs ou leur âme se noie,
Vains et derniers efforts d’une imparfaite joie
Moments pour qui le sort rend leurs voeux superflus,
Délicieux moments, vous ne reviendrez plus !
Adonis voit un char descendre de la nue :
Cythérée y montant disparaît à sa vue.
C’est en vain que des yeux il la suit dans les airs:
Rien ne s’offre à ses sens que l’horreur des déserts
Il appelle Vénus, fait retentir les bois,
Et n’entend qu’un écho qui répond à sa voix.
C’est lors que, repassant dans sa triste mémoire
Ce que naguère il eut de plaisirs et de gloire,
Il tâche à rappeler ce bonheur sans pareil:
Semblable à ces amants trompés par le sommeil,
Qui rappellent en vain pendant la nuit obscure
Le souvenir confus d’une douce imposture.
Tel Adonis repense à l’heur qu’il a perdu;
Il le conte aux forêts, et n’est point entendu :-
Tout ce qui l’environne est privé de tendresse ;
Et, soit que des douleurs la nuit enchanteresse
Plonge les malheureux au suc de ses pavots,
Soit que l’astre du jour ramène leurs travaux,
Adonis sans relâche aux plaintes s’abandonne;
De sanglots redoublés sa demeure résonne.
Cet amant toujours pleure, et toujours les Zéphyrs
En volant vers Paphos sont chargés de soupirs.
La molle oisiveté, la triste solitude,
Poisons dont il nourrit sa noire inquiétude,
Le livrent tout entier au vain ressouvenir
Qui le vient malgré lui sans cesse entretenir.
Enfin, pour divertir l’ennui qui le possède,
On lui dit que la chasse est un puissant remède.
Dans ces lieux pleins de paix, seul avecque l’Amour,
Ce plaisir occupait les héros d’alentour.
Adonis les assemble, et se plaint de l’outrage
Que ces champs ont reçu d’un sanglier plein de rage.
Ce tyran des forêts porte partout l’effroi;
Il ne peut rien souffrir de sûr autour de soi.
L’avare laboureur se plaint à sa famille
Que sa dent a détruit l’espoir de la faucille:
L’un craint pour ses vergers, l’autre pour ses guérets;
Il foule aux pieds les dons de Flore et de Cérès:
Monstre énorme et cruel, qui souille les fontaines,
Qui fait bruire les monts, qui dessole les plaines,
Et, sans craindre l’effort des voisins alarmés,
S’apprête à recueillir les grains qu’ils ont semés.
Tâcher de le surprendre est tenter l’impossible:
Il habite en un fort, épais, inaccessible;
Tel on voit qu’un brigand fameux et redouté
Se cache après ses vols en un antre écarté,
Fait des champs d’alentour de vastes cimetières,
Ravage impunément des provinces entières,
Laisse gronder les lois, se rit de leur courroux
Et ne craint point la mort qu’il porte au sein de tous:
L’épaisseur des forêts le dérobe aux supplices.
C’est ainsi que le monstre a ces bois pour complices ;
Mais le moment fatal est enfin arrivé,
Où, malgré sa fureur, en son sang abreuvé,
Des dégâts qu’il a faits il va payer l’usure.
Hélas ! qu’il vendra cher sa mortelle blessure !
Un matin que l’Aurore au teint frais et riant
A peine avait ouvert les portes d’Orient
La jeunesse voisine autour du bois s’assemble.
Jamais tant de héros ne s’étaient vus ensemble.
Anténor le premier sort des bras du sommeil,
Et vient au rendez-vous attendre le soleil
La déesse des bois n’est point si matinale:
Cent fois il a surpris l’amante de Céphale
Et sa plaintive épouse a maudit mille fois
Les veneurs et les chiens, le gibier et les bois.
Il est bientôt suivi du satrape Alcamène,
Dont le long attirail couvre toute la plaine.
C’est en vain que ses gens se sont chargés de rets:
Leur nombre est assez grand pour ceindre les forets.
On y voit arriver Bronte au cœur indomptable,
Et le vieillard Capys, chasseur infatigable,
Qui, depuis son jeune âge ayant aimé les bois,
Rend et chiens et veneurs attentifs à sa voix.
Si le jeune Adonis l’eût aussi voulu croire,
Il n’aurait pas si tôt traversé l’onde noire.
Comment l’aurait-il cru, puisqu’en vain ses amours
L’avaient sollicite d’avoir soin de ses jours ?
Par le beau Callion la troupe est augmentée.
Gilippe vient après, fils du riche Acantée.
Le premier, pour tous biens, n’a que les dons du corps
L’autre, pour tous appas, possède des trésors.
Tous deux aiment Chloris, et Chloris n’aime qu’elle:
Ils sont pourtant parés des faveurs de la belle.
Phlegre accourt, et Mimas, Palmire aux blonds cheveux,
Le robuste Crantor aux bras durs et nerveux,
Le Lycien Télame, Agénor de Carie,
Le vaillant Triptolème, honneur de la Syrie,
Paphe expert à lutter, Mopse à lancer le dard,
Lyeaste, Palemon, Glauque, Hilus, Amilcar;
Cent autres que je tais, troupe épaisse et confuse:
Mais peut-on oublier la charmante Aréthuse,
Aréthuse au teint vif, aux yeux doux et perçants,
Qui pour le blond Palmire a des feux innocents ?
On ne l’instruisit point à manier la laine;
Courir dans les forêts, suivre un cerf dans la plaine,
Ce sont tous ses plaisirs: heureuse si son cœur
Eût pu se garantir d’amour comme de peur !
On la voit arriver sur un cheval superbe,
Dont à peine les pas sont imprimés sur l’herbe;
D’une charge si belle il semble glorieux.
Et, comme elle, Adonis attire tous les yeux;
D’une fatale ardeur déjà son front s’allume;
Il marche avec un air plus fier que de coutume.
Tel Apollon marchait quand l’énorme Python
L’obligea de quitter l’ombre de l’Hélicon.
Par l’ordre de Capys la troupe se partage.
De tant de gens épars le nombreux équipage,
Leurs cris, l’aboi des chiens, les cors mêlés de voix
Annoncent l’épouvante aux hôtes de ces bois.
Le ciel en retentit, les échos se confondent,
De leurs palais voûtés tous ensemble ils répondent.
Les cerfs, au moindre bruit à se sauver si prompts,
Les timides troupeaux des daims aux larges fronts,
Sont contraints de quitter leurs demeures secrètes :
Le bois n’a plus pour eux d’assez sombres retraites.
On court dans les sentiers, on traverse les forts;
Chacun, pour les percer, redouble ses efforts.
Au fond du bois croupit une eau dormante et sale
Là, le monstre se plaît aux vapeurs qu’elle exhale ;
Il s’y vautre sans cesse, et chérit un séjour;
Jusqu’alors ignoré des mortels et du jour.
On ne l’en peut chasser: du souci de sa vie
Bien plus à sa valeur qu’à sa fuite il se fie.
Les cors ont beau sonner, l’air a beau retentir,
Rien ne saurait encor l’obliger à partir.
Cependant les destins hâtent sa dernière heure
Dryope la première évente sa demeure:
Les autres chiens, par elle aussitôt avertis,
Répondent à sa voix, frappent l’air de leurs cris,
Entraînent les chasseurs, abandonnent leur quête ;
Toute la meute accourt, et vient lancer la bête
S’anime en la voyant, redouble son ardeur;
Mais le fier animal n’a point encor de peur.
Le coursier d’Adonis, né sur les bords du Xanthe
Ne peut plus retenir son ardeur violente:
Une jument d’Ida l’engendra d’un des Vents
Les forêts l’ont nourri pendant ses premiers ans
Il ne craint point des monts les puissantes barrières
Ni aspect étonnant des profondes rivières
Ni le penchant affreux des rocs et des vallons;
D’haleine en le suivant manquent les Aquilons.
Adonis le retient pour mieux suivre la chasse.
Enfin le monstre est joint par deux chiens dont la race
Vient du vite Lélaps, qui fut l’unique prix
Des larmes dont Céphale apaisa sa Procris:
Ces deux chiens sont Mélampe et l’ardente Sylvage.
Leur sort fut différent, mais non pas leur courage:
Par l’homicide dent Mélampe est mis à mort;
Sylvage au poil de tigre attendait même sort,
Lorsque l’un des chasseurs se présente à la bête;
Sur lui tourne aussitôt l’effort de la tempête:
Il connaît, mais trop tard, qu’il s’est trop avancé;
Son visage pâlit, son sang devient glacé;
L’image du trépas en ses yeux est empreinte :
Sur le teint des mourants la mort n est pas mieux peinte.
Sa peur est pourtant vaine, et, sans être blessé,
Du monstre qui le heurte il se sent terrassé.
Nisus, ayant cherché son salut sur un arbre,
Rit de voir ce chasseur plus froid que n’est un marbre.
Mais lui-même a sujet de trembler à son tour:
Le sanglier coupe l’arbre; et les lieux d’alentour
Résonnent du fracas dont sa chute est suivie:
Nisus encor en l’air fait des voeux pour sa vie.
Conterai-je en détail tant de puissants efforts,
Des chiens et des chasseurs les différentes morts ,
Leurs exploits avec eux cachés sous l’ombre noire ?
Seules vous les savez, ô Filles de Mémoire:
Venez donc m’inspirer, et, conduisant ma voix,
Faites-moi dignement célébrer ces exploits.
Deux lices d’Antenor, Lycoris et Niphale,
Veulent qu’aux yeux de tous leur ardeur se signale.
Le vieux Capys lui-même eut soin de les dresser:
Au sanglier l’une et l’autre est prête à se lancer.
Un matin les devance et se jette en leur place;
C’est Phlegon, qui souvent aux loups donne la chasse;
Armé d’un fort collier qu’on a semé de clous,
A l’oreille du monstre il s’attache en courroux:
Ses flancs sont décousus; et, pour comble de gloire,
Il combat en mourant, et ne veut point lâcher
L’endroit où sur le monstre il vient de s’attacher.
Cependant le sanglier passe à d’autres trophées:
Combien voit-on sous lui de trames étouffées !
Combien en coupe-t-il ! Que d’hommes terrassés !
Que de chiens abattus, mourants, morts, et blessés !
Chevaux, arbres, chasseurs, tout éprouve sa rage.
Tel passe un tourbillon, messager de l’orage ;
Telle descend la foudre, et d’un soudain fracas
Brise, brûle, détruit, met les rochers à bas.
Crantor d’un bras nerveux lance un dard à la bête :
Elle en frémit de rage, écume, et tourne tête
Et son poil hérissé semble de toutes parts
Présenter au chasseur une forêt de dards.
Il n’en a point pourtant le cœur touché de crainte ;
Par deux fois du sanglier il évite l’atteinte
Deux fois le monstre passe, et ne brise en passant
Que l’épieu dont Crantor se couvre en cet instant.
Il revient au chasseur; la fuite est inutile:
Crantor aux environs n’aperçoit point d’asile.
En vain du coup fatal il veut se détourner;
Ne pouvant que mourir, il meurt sans s’étonner.
Pour punir son vainqueur toute la troupe approche.
L’un lui présente un dard, l’autre un trait lui décoche:
Le fer ou se rebouche, ou ne fait qu’entamer
Sa peau que d’un poil dur le Ciel voulut armer.
Il se lance aux épieux, il prévient leur atteinte;
Plus le péril est grand, moins il montre de crainte.
C est ainsi qu’un guerrier pressé de toutes parts
Ne songe qu’a périr au milieu des hasards:
De soldats entassés son bras jonche la terre ;
Il semble qu’en lui seul se termine la guerre ;
Certain de succomber, il fait pourtant effort
Non pour ne point mourir, mais pour venger sa mort.
Tel et plus valeureux le monstre se présente:
Plus le nombre s’accroît, plus sa fureur s’augmente;
L’un a les flancs ouverts, l’autre ses reins rompus;
Il mâche et foule aux pieds ceux qui sont abattus.
La troupe des chasseurs en devient moins hardie;
L’ardeur qu’ils témoignaient est bientôt refroidie.
Palmire toutefois s’avance malgré tous:
Ce n’est pas du sanglier que son cœur craint les coups;
Aréthuse lui fut jadis plus redoutable;
Jadis sourde à ses voeux, mais alors favorable,
Elle voit son amant poussé d’un beau désir,
Et le voit avec crainte autant qu’avec plaisir.
« Quoi ! mes bras, lui dit-il, sont conduits par les vôtres,
Et vous me verriez fuir aussi bien que les autres !
Non, non: pour redouter le monstre et son effort,
Vos yeux m’ont trop appris à mépriser la mort. »
Il dit, et ce fut tout: l’effet suit la parole;
Il ne va pas au monstre, il y court, il y vole,
Tourne de tous côtés, esquive en l’approchant,
Hausse le bras vengeur, et d’un glaive tranchant
S’efforce de punir le monstre de ses crimes.
Sa dent allait d’un coup s’immoler deux victimes:
L’une eût senti le mal que l’autre en eût reçu,
Si son cruel espoir n’eût point été déçu
Entre Palmire et lui l’Amazone se lance:
Palmire craint pour elle, et court à sa défense.
Le sanglier ne sait plus sur qui d’eux se venger;
Toutefois à Palmire il porte un coup léger,
Léger pour le héros, profond pour son amante.
On l’emporte ; elle suit, inquiète et tremblante.
Le coup est sans danger ; cependant les esprits,
En foule avec le sang de leurs prisons sortis
Laissent faire à Palmire un effort inutile.
Il devient aussitôt pâle, froid, immobile
Sa raison n’agit plus, son oeil se sent voiler:
Heureux s’il pouvait voir les pleurs qu’il fait couler!
La moitié des chasseurs, à le plaindre employée,
Suit la triste Aréthuse en ses larmes noyée.
Non loin de cet endroit un ruisseau fait son cours ;
Adonis s’y repose après mille détours.
Les Nymphes, de qui oeil voit les choses futures,
L’avaient fait égarer en des routes obscures.
Le son des cors se perd par un charme inconnu;
C’est en vain que leur bruit à ses sens est venu.
Ne sachant où porter sa course vagabonde,
Il s’arrête en passant au cristal de cette onde.
Mais les Nymphes ont beau s’opposer aux destins,
Contre un ordre fatal tous leurs charmes sont vains
Adonis en ce lieu voit apporter Palmire,
Ce spectacle l’émeut, et redouble son ire:
A tarder plus longtemps on ne peut l’obliger;
Il regarde la gloire et non pas le danger.
Il part, se fait guider, rencontre le carnage.
Cependant le sanglier s’était fait un passage,
Et, courant vers son fort, il se lançait parfois
Aux chiens qui dans le ciel poussaient de vains abois.
On ne l’ose approcher; tous les traits qu’on lui lance
Etant poussés de loin, perdent leur violence.
Le héros seul s’avance, et craint peu son courroux.
Mais Capys, l’arrêtant, s’écrie: « Où courez-vous ?
Quelle bouillante ardeur au péril vous engage ?
Il est besoin de ruse, et non pas de courage.
N’avancez pas, fuyez; il vient à vous, o dieux! »
Adonis, sans répondre, au ciel lève les yeux.
« Déesse, ce dit-il, qu’adore ma pensée,
Si je cours au péril, n’en sois point offensée;
Guide plutôt mon bras, redouble son effort;
Fais que ce trait lancé donne au monstre la mort. »
A ces mots, dans les airs le trait se fait entendre:
A l’endroit où le monstre a la peau la plus tendre
Il en reçoit le coup, se sent ouvrir les flancs,
De rage et de douleur frémit, grince les dents,
Rappelle sa fureur, et court à la vengeance.
Plein d’ardeur et léger, Adonis le devance.
On craint pour le héros; mais il sait éviter
Les coups qu’à cet abord la dent lui veut porter.
Tout ce que peut l’adresse étant jointe au courage,
Ce que pour se venger tente l’aveugle rage,
Se fit lors remarquer par les chasseurs épars.
Tous ensemble au sanglier voudraient lancer leurs dards;
Mais peut-être Adonis en recevrait l’atteinte.
Du cruel animal ayant chassé la crainte,
En foule ils courent tous droit aux fiers assaillants.
Courez, courez, chasseurs un peu trop tard vaillants;
Détournez de vos noms un éternel reproche:
Vos efforts sont trop lents, déjà le coup approche;
Que n’en ai-je oublié les funestes moments !
Pourquoi n’ont pas péri ces tristes monuments ?
Faut-il qu’à nos neveux j’en raconte l’histoire ?
Enfin, de ces forêts l’ornement et la gloire,
Le plus beau des mortels, l’amour de tous les yeux,
Par le vouloir du sort ensanglante ces lieux.
Le cruel animal s’enferre dans ses armes,
Et d’un coup aussitôt il détruit mille charmes.
Ses derniers attentats ne sont pas impunis;
Il sent son coeur percé de l’épieu d’Adonis,
Et, lui poussant au flanc sa défense cruelle,
Meurt, et porte en mourant une atteinte mortelle.
D’un sang impur et noir il purge l’Univers;
Ses yeux d’un somme dur sont pressés et couverts,
Il demeure plongé dans la nuit la plus noire;
Et le vainqueur à peine a connu sa victoire,
Joui de la vengeance et goutté ses transports,
Qu’il sent un froid démon s’emparer de son corps.
De ses yeux si brillants la lumière est éteinte ;
On ne voit plus l’éclat dont sa bouche était peinte,
On n’en voit que les traits; et l’aveugle trépas
Parcourt tous les endroits ou régnaient tant d’appas.
Ainsi l’honneur des prés, les fleurs, présent de Flore,
Filles du blond Soleil et des pleurs de l’Aurore,
Si la faux les atteint, perdent en un moment
De leurs vives couleurs le plus rare ornement.
La troupe des chasseurs, au héros accourue,
Par des cris redoublés lui fait ouvrir la vue :
Il cherche encore un coup la lumière des cieux
Il pousse un long soupir, il referme les yeux,
Et le dernier moment qui retient sa belle âme
S’emploie au souvenir de l’objet qui l’enflamme
On fait pour l’arrêter des efforts superflus:
Elle s’envole aux airs, le corps ne la sent plus.
Prêtez-moi des soupirs, ô vents qui sur vos ailes
Portâtes à Vénus de si tristes nouvelles.
Elle accourt aussitôt et, voyant son amant
Remplit les environs d’un vain gémissement.
Telle sur un ormeau se plaint la tourterelle
Quand l’adroit giboyeur a, d’une main cruelle
Fait mourir à ses yeux l’objet de ses amours
Elle passe à gemir et les nuits et les jours,
De moment en moment renouvelant sa plainte
Sans que d’aucun remords la Parque soit atteinte.
Tout ce bruit, quoique juste, au vent est répandu;
L’Enfer ne lui rend point le bien qu’elle a perdu:
On ne le peut fléchir; les cris dont il est cause
Ne font point qu’à nos voeux il rende quelque chose,
Vénus l’implore en vain par de tristes accents;
Son désespoir éclate en regrets impuissants;
Ses cheveux sont épars, ses yeux noyés de larmes;
Sous d’humides torrents il resserrent leurs charmes,
Comme on voit au printemps les beautés du soleil
Cacher sous des vapeurs leur éclat sans pareil.
Après mille sanglots enfin elle s’écrie:
« Mon amour n’a donc pu te faire aimer la vie.
Tu me quittes, cruel ! Au moins ouvre les yeux,
Montre-toi plus sensible à mes tristes adieux;
Vois de quelles douleurs ton amante est atteinte !
Hélas ! j’ai beau crier: il est sourd à ma plainte.
Une éternelle nuit l’oblige à me quitter;
Mes pleurs ni mes soupirs ne peuvent l’arrêter.
Encor si je pouvais le suivre en ces lieux sombres.
Que ne m’est-il permis d’errer parmi les ombres !
Destins, si vous vouliez le voir si tôt pé.rir,
Fallait-il m’obliger à ne jamais mourir?
Malheureuse Vénus, que te servent ces larmes ?
Vante-toi maintenant du pouvoir de tes charmes:
Ils n’ont pu du trépas exempter tes amours;
Tu vois qu’ils n’ont pu même en prolonger les jours.
Je ne demandais pas que la Parque cruelle
Prît à filer leur trame une peine éternelle;
Bien loin que mon pouvoir l’empêchât de finir,
Je demande un moment, et ne puis l’obtenir.
Noires divinités du ténébreux empire,
Dont le pouvoir s’étend sur tout ce qui respire,
Rois des peulples légers, souffrez que mon amant
De son triste départ me console un moment.
Vous ne le perdrez point: le trésor que je pleure
Ornera tôt ou tard votre sombre demeure.
Quoi! vous me refusez un présent si léger ?
Cruels, souvenez-vous qu’Amour m’en peut venger.
Et vous, antres cachés, favorables retraites,
Où nos coeurs ont goûté des douceurs si secrètes,
Grottes, qui tant de fois avez vu mon amant
Me raconter des yeux son fidèle tourment,
Lieux amis du repos, demeures solitaires,
Qui d’un trésor si rare étiez dépositaires,
Déserts, rendez-le-moi; deviez-vous avec lui
Nourrir chez vous le monstre auteur de mon ennui ?
Vous ne répondez point. Adieu donc, ô belle âme;
Emporte chez les morts ce baiser tout de flamme:
Je ne te verrai plus; adieu, cher Adonis ! »
Ainsi Vénus cessa. Les rochers, à ses cris,
Quittant leur dureté, répandirent des larmes;
Zéphyre en soupira; le jour voila ses charmes;
D’un pas précipité sous les eaux il s’enfuit,
Et laissa dans ces lieux une profonde nuit.
Œuvresde Jean de La Fontaine par Henri Régnier . 1883.
Parmi les très nombreux écrivains qui ont raconte cette légende, ou qui y ont fait allusion, nous ne citerons ici que les deux poètes
qui ont pu avoir quelque influence sur la Fontaine : Ovide et le chevalier Marini; le premier par ses vers, par son récit même, le second par la vogue qu’il donna à la fable d’Adonis. Pour Ovide, nous renvoyons au commentaire qui suit.
Quant à Marini, nous dirons quelques mots de la publication de son poème et du prodigieux succès qu’il obtint, de l’étonnant enthousiasme qu’il excita. C’est pendant son séjour à Paris, où il avait été pensionné par Marie de Médicis, qu’il composa et dédia à cette reine son Adone en vingt chants, publié la même année à Paris et à Venise (1623), vrai chef-d’œuvre de mauvais goût, alambiqué, fardé, pomponné, semé de pointes, de concetti, d’antithèses, de clinquant, de faux brillants. « Je ne vous parle pas, dit le P. Bouhours, du cavalier Marin, qui fait des descriptions si riantes, et qui appelle la rose l’œil du printemps, la prunelle de l’Amour, la pourpre des prairies, la fleur des autres fleurs; le rossignol, une voix emplumée, un son volant, une plume harmonieuse; les étoiles, les lampes d’or du firmament, les flambeaux des funérailles du jour, les miroirs du monde et de la nature, les fleurs immortelles des campagnes célestes. Je, ne parle pas, dis-je, du Marin, qui fait profession de s’égayer et de s’amuser partout. » (Z« Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, IIIe. dialogue, Paris, 1691, in-12, p. 392-393.)
Ajoutons que le P. Bouhours cite les vers où se trouvent ces comparaisons. Ce ne sont en effet presque partout chez le cavalier Marin qu’ornements précieux, agréments empruntés, que plumets, aigrettes et panaches, que fleurs, pierreries, étoiles, ou, pour mieux dire, hochets, colifichets, oripeaux. (Adonis)