Fables et poésies de Jean de La Fontaine
Une Poule jeune et sage,
Toute faite pour charmer,
Qui pouvoit se faire aimer
De tous les Coqs de village,
Marchoit d’un pas fort galant,
Et comme Poule qui veut plaire,
Portoit pour habit d’ordinaire
Un petit drap d’or volant.
Se voyant posséder des beautés sans égales,
Malgré mille rivales,
Du mari qu’elle aimoit elle croyoit aussi
Être aimée, et sans doute il le falloit ainsi.
Mais bientôt du contraire elle se vit certaine,
Car cet emplumé sultan,
Suivi de son sérail qu’il menoit dans la plaine,
Se faisoit chaque jour des autres une reine,
Quand celle-ci ne recevoit à peine
Le mouchoir qu’une fois l’an.
Un juste désespoir s’empare de son âme,
Et suivant le dépit qui l’entraîne et l’enflamme,
Elle court à venger de si cruels dédains ;
Mille desseins elle roule,
Mais elle est Poule,
Et la crainte lui fait emprunter d’autres mains.
Sottement elle s’adresse
Au Renard son ennemi,
Et, non sans avoir frémi,
Lui dit le mal qui la presse,
Et, pourvu que par lui son cœur soit satisfait,
Avec serment lui promet
Que dans les broussailles voisines
Elle saura bientôt lui livrer en secret
Le Coq et les concubines.
Il lui promet à son tour
De bien venger son amour,
De secourir sa foiblesse,
L’assure qu’elle aura raison,
Et, comme il est adroit et rempli de finesse,
Il flatte la trahison,
Pour attraper la traîtresse.
D’abord il s’alla poster
Sur le détour obscur d’une route secrète,
Par où, sans qu’on le vît, il pouvoit attenter
Sur toute la troupe coquette.
Après avoir en tapinois
Fait longtemps le pied de grue,
La Poule retourne au bois
Lui conter, toute éperdue,
Que, par un cas imprévu,
Des soldats, dont la faim est toujours insensée,
Avaient mis à son insu
Le sérail en fricassée.
« Non, non, je n’aurai point attendu vainement,
Dit le Renard en colère :
Du temps que j’ai perdu tu seras le salaire! »
Et l’approchant finement,
L’étrangla comme il sait faire.
Quand on veut venger une offense
Et que seul on ne peut se venger qu’à demi,
C’est une grande imprudence D’employer son ennemi.
1. Cette fable, que nous empruntons au tome XI du recueil in-folio de Conrart, se rencontre ailleurs, dans le môme recueil, écrite de différentes mains. Elle ne porte pas de nom d’auteur, mais elle est placée trop près de quelques fables de La Fontaine également anonymes, pour qu’on hésite à la lui attribuer aussi. Dans tous les cas, elle n’est pas indigne de lui. Elle se trouve, en effet, mêlée a d’autres fables de La Fontaine dans un précieux recueil manuscrit de la Bibliothèque de Sainte-Geneviève, , ainsi que dans les manuscrits de Trallage. (La Poule et le Renard)