Pañchatantra ou fables de Bidpai
Livre quatrième – La Perte du Bien acquis
Ici commence le quatrième livre, intitulé la Perte du bien acquis ; en voici le premier sloka :
Le sot qui a la folie de se laisser enlever, au moyen de douces paroles, un bien qu’il possède, est dupé comme le crocodile par le singe.
On raconte ce qui suit ;
- — Le Singe et le Crocodile
Dans un endroit proche de la mer était un grand arbre djamboû , qui avait toujours des fruits ; et là demeurait un singe nommé Raktamoukha. Un jour, un crocodile nommé Vikarâlamoukha sortit de l’eau de la mer, et se mit sous cet arbre, au bord du rivage garni de sable très-mou. Puis Raktamoukha lui dit : Hé ! tu es un hôte qui vient ; mange donc les fruits de djamboû pareils à l’ambroisie, que je te donne. Et l’on dit :
Cher ou odieux, ignorant ou instruit, l’hôte qui vient à la fin du sacrifice, à tous les dieux est un chemin qui mène au ciel.
Qu’on ne questionne pas un hôte sur sa race, sa caste, son savoir ni sur sa famille, à la fin du sacrifice à tous les dieux et dans le sacrifice funèbre, a dit Manou .
Celui qui honore l’hôte fatigué d’une longue route qui vient à la fin du sacrifice à tous les dieux, arrive à la félicité éternelle.
Les dieux avec les mânes s’éloignent, en détournant la face, de celui de la maison duquel un hôte non honoré s’en va en soupirant.
Après avoir ainsi parlé, le singe lui donna des fruits de djamboû. Le crocodile, lorsqu’il les eut mangés et qu’il eut joui longtemps du plaisir de la conversation avec lui, retourna à sa demeure. Le singe et le crocodile, retirés à l’ombre du djamboû et passant le temps en toutes sortes de beaux entretiens, vécurent ainsi toujours heureux ; et le crocodile, quand il allait à sa maison, donnait à sa femme les fruits de djamboû qui restaient de son repas. Mais un jour celle-ci lui demanda : Maître, où trouves-tu toujours des fruits de cette espèce, pareils à l’ambroisie ?— Ma chère, répondit-il, j’ai un ami chéri, un singe nommé Raktamoukha ; il me donne ces fruits par affection. Alors elle dit : Celui qui mange toujours de tels fruits pareils à l’ambroisie doit avoir un cœur d’ambroisie. Si donc tu veux me conserver pour femme, donne-moi son cœur, afin que je le mange et que, exempte de vieillesse et de mort, je goûte les plaisirs avec toi. — Ma chère, dit le crocodile, ne parle pas ainsi, car il est devenu notre frère. En outre il donne des fruits, et à cause de cela on ne peut pas le tuer. Renonce donc à ce dessein perfide. Et l’on dit :
En premier lieu une mère enfante, en second lieu la parole enfante ; le frère né de la parole est, dit-on, au-dessus du frère utérin même.
Puis la femelle du crocodile dit : Jamais tu n’as fait autrement que je n’ai dit ; aussi ce doit sûrement être une guenon, car par attachement pour elle tu passes là tout le jour. Ainsi je te connais bien. Car on dit :
Tu ne me donnes pas une parole qui réjouisse, ni ce que je désire quand je te le demande ; le plus souvent tu respires précipitamment, comme la flamme du feu, pendant les nuits ; tu prends et serres mon cou dans tes bras avec mollesse, car tu me baises avec indifférence. Ainsi, méchant, une autre que moi est dans ton cœur et est ta bien-aimée.
Le crocodile prit les pieds de sa femme et dit avec tristesse :
Quand je suis tombé a tes pieds et réduit à l’état de serviteur, femme chère à ma vie, toi qui es fâchée, te mettras-tu en colère sans motif ?
Lorsque celle-ci eut entendu ces paroles, elle lui dit avec un visage inondé de larmes :
Méchant, ta maîtresse, charmante par l’expression de sentiments simulés, est dans ton cœur avec cent désirs : pour moi il n’y reste aucune place ; cesse donc de faire semblant de tomber à mes pieds.
D’ailleurs, si elle n’est pas ta maîtresse, pourquoi ne la tues-tu pas, bien que je te le dise ? Mais si c’est un singe, quel attachement existe-t-il donc entre toi et lui ? Bref, si je ne mange pas son cœur, alors je jeûnerai en ton intention jusqu’à ce que mort s’ensuive, et je renoncerai à la vie.
Quand le crocodile connut cette résolution de sa femelle, il eut le cœur troublé de pensées, et dit : Ah ! on dit ceci avec raison :
L’enduit dur, le fou, les femmes et l’écrevisse ont la même ténacité, ainsi que les poissons, l’indigo et l’ivrogne.
Que dois-je donc faire ? Comment pourrai-je le tuer? Après avoir ainsi réfléchi, il alla auprès du singe. Le singe, le voyant arriver tard et avec un air inquiet, dit : Hé, ami ! pourquoi aujourd’hui viens-tu si tard ? Pourquoi ne me parles-tu pas avec gaieté et ne récites-tu pas des choses bien dites ? — Ami, répondit-il, aujourd’hui ta belle-sœur m’a dit des paroles très-dures : Ô ingrat ! ne me montre pas ta face ! car tous les jours tu vis chez ton ami, et en retour tu ne lui montres pas même la porte, de ta maison. Aussi il n’y a pas pour toi de pénitence. Et l’on dit :
Pour le meurtrier d’un brahmane, pour celui qui boit des liqueurs spiritueuses, pour le voleur, pour celui qui a rompu un vœu, pour le fripon, les sages ont prescrit une expiation ; pour 1’ingrat, il n’y a pas d’expiation.
Prends donc mon beau-frère et amène-le aujourd’hui à la maison, pour lui rendre la pareille ; sinon, nous ne nous reverrons que dans l’autre monde. Après qu’elle m’a eu parlé ainsi, je suis venu auprès de toi. C’est pour m’être querellé avec elle à cause de toi que j’ai tardé si longtemps aujourd’hui. Viens donc dans ma maison : ta belle-sœur a préparé quatre excellents vêtements, de jolies parures de perles, de rubis, et cetera ; elle a attaché autour de la porte des guirlandes d’honneur, et elle te désire. — Ô ami ! dit le singe, ma belle-sœur a bien parlé. Car on dit :
Que l’homme sage fuie l’ami pareil au tisserand, qui tire toujours à lui avec avidité.
Donner, recevoir, raconter un secret, questionner, manger et faire manger, voilà six sortes de marques d’affection ‘.
Mais je suis habitant des forêts, et votre maison est près de l’eau ; par conséquent, comment puis-je y aller ? Amène donc la belle-sœur ici, que je la salue et que je reçoive sa bénédiction. — Ami, dit le crocodile, notre maison est dans une île très-agréable, au milieu de la mer. Monte donc sur mon dos, et viens avec plaisir et sans crainte. Lorsque le singe entendit cela, il dit avec joie : Mon cher, si c’est ainsi, hâtons-nous donc. A quoi bon tarder ? Me voilà monté sur ton dos.
Après que cela fut fait, le singe, voyant le crocodile nager dans la mer sans fond, eut le cœur saisi de crainte, et dit : Frère, va doucement, doucement ; mon corps est inondé par les vagues. Quand le crocodile entendit cela, il pensa : Arrivé dans la mer sans fond, il est maintenant en mon pouvoir ; monté sur mon dos, il ne peut s’éloigner même à la distance d’un grain de sésame. Aussi je vais lui raconter mon dessein, afin qu’il se rappelle sa divinité protectrice. Et il dit : Ô ami ! après t’avoir inspiré de la confiance, je t’emmène pour te faire mourir par ordre de ma femme ; rappelle-toi donc ta divinité protectrice. — Frère, dit le singe, quel mal ai-je fait à ta femme ou à toi, pour que tu aies médité un moyen de me faire mourir ? — Hé ! répondit le crocodile, une envie lui est venue de manger ton cœur, qui est arrosé du jus des fruits d’ambroisie que tu as goûtés. Voilà pourquoi j’ai fait cela. Ensuite le singe, qui avait l’esprit vif, dit : Mon cher, si c’est ainsi, pourquoi donc ne m’as-tu pas dit cela là-bas ? Car je tiens toujours mon cœur bien caché dans un creux du djamboû. Je le livrerai à ma belle-sœur. Pourquoi m’as-tu amené ici sans mon cœur ? Lorsque le crocodile entendit cela, il dit avec joie : Mon cher, si c’est ainsi, donne-moi donc ton cœur, afin que cette méchante femme le mange et cesse de jeûner. Je vais te conduire à l’arbre djamboû. Après qu’il eut ainsi parlé, il retourna et alla au pied de l’arbre djamboû. Le singe, après avoir dit cent prières diverses, atteignit comme il put le bord de la mer ; puis, s’élançant le plus loin possible, il monta à l’arbre djamboû, et pensa : Ah ! j’ai pourtant trouvé la vie ! Et certes on dit ceci avec raison :
Il ne faut pas se fier a celui qui se défie ; il ne faut pas non plus se fier à celui qui a confiance. Le danger qui naît de la confiance détruit jusqu’aux racines .
Ainsi c’est aujourd’hui pour moi, en quelque sorte, le jour d’une seconde naissance. Pendant qu’il réfléchissait ainsi, le crocodile lui dit : Hé, ami ! donne-moi ce cœur, afin que ta belle-sœur le mange et cesse de jeûner. Mais le singe se mit à rire et lui dit en se moquant : Fi ! fi ! sot traître ! est-ce que personne a deux cœurs ? Va-t-en donc vite de dessous l’arbre djamboû, et ne reviens plus ici. Car on dit :
Celui qui veut se réconcilier avec un ami, lorsque celui-ci s’est montre une fois méchant, reçoit la mort, comme la mule qui conçoit un fœtus.
Quand le crocodile entendit cela, il fut honteux, et pensa : Ah ! sot que je suis ! pourquoi lui ai-je fait connaître l’intention de mon cœur ? Si pourtant, d’une façon ou d’autre, il reprenait confiance. Je vais donc chercher à lui inspirer de nouveau confiance. Et il dit : Ami, elle n’a aucun dessein d’avoir ton cœur. Je t’ai dit cela par plaisanterie, pour éprouver le sentiment de ton cœur. Viens donc dans notre maison comme il convient à un hôte. Ta belle-sœur te désire. — Hé, méchant ! dit le singe, va-t-en maintenant ! je n’irai pas. Et l’on dit :
Quel crime ne commet pas celui qui a faim ? Les hommes amaigris par le besoin sont sans pitié. Ma chère, dis à Priyadarsana : Gangadatta ne retourne pas au puits.
Comment cela ? dit le crocodile. Le singe dit :
” Le Singe et le Crocodile”
- Panchatantra 47