Fables et poésies de Jean de La Fontaine
Ces Fables qui font tant de bruit
Sont bien autres, Philis, que l’on ne s’imagine :
Vous croyez que ce n’est qu’Arlequin qui badine,
C’est Ésope qui nous instruit.
La plus simple fable est divine,
Quand on sait en tirer du fruit.
Par exemple, on m’en a dit une
Qui, dans mes naissantes amours,
Quoiqu’assez vieille et fort commune,
Pourra m’être d’un grand secours.
Dans quelque île jadis vivoient trois demoiselles,
Moitié chair, moitié poisson;
Leur voix étoit si douce, elles étoient si belles,
Que, dès qu’elles chantoient, les cœurs les plus rebelles
Ne pouvoient résister à leur tendre chanson.
L’on voyoit tous les cœurs s’empresser autour d’elles:
Aucun ne se sauvoit du fatal hameçon;
Et Dieu sait de quelle façon
Les traitoient après ces cruelles!
Un seul d’entre les Grecs, dit-on, leur échappa;
Je crois qu’il se nommoit Ulysse.
C’étoit un fin narquois, un vieux singe en malice,
Qui les trois trompeuses trompa.
Ce fut par certain artifice,
Car à ses matelots l’oreille il étoupa.
Quoi qu’il en soit enfin, tout près du précipice,
Comme il alloit périr, le drôle décampa.
Mais, dès qu’il fut sorti de ce lieu de délice,
Fut bien fin qui l’y rattrapa !
Appliquons notre parabole.
Quand je devrois en enrager,
Quand je devrois cent fois manquer à ma parole,
Je n’irai point chez vous mardi manger de sole.
Je sais bien quels plaisirs m’y pourroient engager,
Mais je me nomme Ulysse et je crains le danger.
1. Cette fable, que le P. Bouhours a imprimée à la page 109 de son Recueil de vers choisis (Paris, G. et L. Josse, 1693, in-12) sans en désigner l’auteur, nous paraît être de La Fontaine. C’est une des deux ou trois pièces anonymes que renferme ce recueil, et au sujet desquelles l’éditeur dit dans son avertissement : « Quand le nom de l’autour n’est pas marqué devant la pièce, c’est que l’auteur est inconnu ou qu’il y a des raisons de ne le pas faire connaître.» Cette pièce fut pourtant attribuée à Fietubet dans les éditions postérieures du recueil du P. Bouhours, lequel la tenait peut-être de Fieubet, ami de La Fontaine, qui composait souvent des vers pour lui et sous son nom. Elle semble néanmoins avoir été adressée à Mme Ulrich, qui, vers l’année 1688, forma le projet d’accaparer le poète valétudinaire et à moitié converti, et qui réussit à lui inspirer son dernier amour. Voyez l’Histoire de la vie et des ouvrages de La Fontaine, par Walckenaer, 3e. édit., p. 477. Notre supposition est d’autant plus vraisemblable, que tous les vers signés de La Fontaine, que le P. Bouhours a publiés, lui furent communiqués par Mme Ulrich, sinon par l’auteur lui-même. (Ulysse et les Sirènes)