Bruno Van Hollebeke
Analyses des fables – Les deux Pigeons
Etudes littéraires sur Les deux Pigeons – B. Van Hollebeke, 1855
Résumons cette fable : Un pigeon vivait heureux avec son ami;—il se décide, malgré les conseils et les prières de celui-ci, à le quitter pour entreprendre un voyage lointain; mais grâce à ses aventures fâcheuses, il se trouve bientôt heureux de pouvoir regagner le toit de l’amitié.
On le voit, le récit offre trois parties distinctes : un projet de départ—un voyage—un retour.
Le pigeon, s’il renonce volontairement au bonheur domestique, aux douceurs de l’amitié, est insensé, et mérite les malheurs qu’il éprouve dans son voyage. Telle est la conclusion immédiate que nous donne la seule lecture du texte. D’un examen attentif jaillira un but plus large, une.
morale plus féconde.
PREMIÈRE PARTIE
Deux pigeons………
…..ils se dirent adieu.
Un projet insensé de voyage fait donc l’objet de la première partie, qui se résume dans ces deux vers :
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.
Poursuivons l’idée dominante dans les développements. Le premier vers déjà nous y rappelle.
Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre.
Car nous faire connaître, dès l’abord, l’amitié tendre qui unit les deux pigeons et doit les rendre heureux, c’est nous préparer à qualifier d’insensé celui qui voudra quitter son frère, si du moins il n’y est autorisé par une raison légitime, invincible. Or sa raison la voici :
L’an d’eux s’ennuyant au logis.
Motif insuffisant et injuste, bien fait du reste pour condamner le voyageur et lui valoir les accidents fâcheux qui l’attendent. Ce seul trait, il s’ennuie au logis, nous donne » une idée nette du caractère de notre héros : le bonheur dont il jouit n’est pas fait pour lui suffire; inconstant dans ses affections, emporté par sa curiosité, il trouve monotone une amitié que n’alimentent jamais des aventures piquantes. Il se décide donc à partir; projet téméraire, insensé; car c’est un voyage en lointain pays qu’il lui plaît de hasarder.
Le projet conçu est aussitôt communiqué. Mais son ami a le cœur aimant et sensible ; il tâchera de dissuader l’imprudent par des raisons que lui dictera l’amitié. L’inefficacité de ses conseils et de ses prières rendra l’entreprise plus insensée, le voyageur plus coupable.
L’autre lui dit : Qu’allez-vous faire?
Voulez-vous quitter votre frère?
L’absence est le plus grand des maux;
Non pas pour vous, cruel ! Au moins que les travaux,
Les dangers, les soins du voyage
Changent un peu votre courage.
Encor si la saison s’avançait davantage!
Attendez les zéphyrs : qui vous presse? un corbeau
Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.
Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que faucons, que réseaux. Hélas! dirai-je, il pleut;
Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,
Bon souper, bon gîte, et le reste?
Qu’allez-vous faire ? La question est naturelle. Heureux de l’amitié, il ne comprend pas que son ami songe à le quitter. Est-il bien possible, semble-t-il lui dire, que vous ayez pris celte cruelle détermination ? Quitter votre frère? celui qui vous aime si sincèrement, et qui va tant souffrir de la séparation; car pour lui
L’absence est le plus grand des maux.
Que ce début est naturel et touchant! La résolution l’afflige et ses premières paroles sont l’expression de sa tendresse alarmée : Il n’hésite pas à proclamer que l’absence est le plus grand des maux. Le reproche suit, et c’est bien là le langage de l’ami qui craint de n’être pas aimé comme il aime.
Non pas pour vous, cruel!
Ce reproche amène l’argument qui va suivre : si l’amitié est impuissante à dissuader l’imprudent, du moins son intérêt personnel devra le retenir. S’il ne reste pas pour son ami, qu’il le fasse pour lui-même ; tout l’y invite, tout l’en conjure.
Au moins que les travaux,
Les dangers, les soins du voyage,
Changent un peu voire courage.
Encor si la saison s’avançait davantage !
Attendez les zéphyrs ; qui vous presse? un corbeau
Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.
En un mot, c’est dire : ne partez pas, car le voyage a des dangers.
Mais il est une manière plus adroite et plus frappante de présenter cet argument. Les inconvénients de la saison, le mauvais présage d’un corbeau annonçant malheur, telles sont les ressources dont a su profiter l’amitié, habile à inventer des raisons. Ce premier argument, conduit avec une gradation remarquable, doit avoir pour résultat d’exciter la crainte. Toutefois ce moyen n’est pas infaillible : l’imprudent pourrait répliquer qu’il ne recule pas devant les dangers. Un moyen plus puissant est réservé pour la fin : c’est au nom de ses inquiétudes que son ami va le conjurer de rester. S’il est volage, imprudent, inaccessible à la crainte, du moins ne peut-il pas être insensible à l’amitié. Or, voyez les inquiétudes de son frère :
Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que faucons, que réseaux.
Mais l’amitié se trahit mieux encore dans les petits détails, dans les soins minutieux. C’est là qu’elle veut être appréciée.
Hélas! dirai-je, il pleut :
Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,
Bon souper, bon gîte et le reste?
Ces détails de tendresse prévoyante et alarmée, cette émotion plaintive, sont d’une âme généreuse et sensible. Touchante sollicitude, capable d’attendrir le cœur le plus dur! Aussi,
Ce discours ébranla le cœur
De notre imprudent voyageur.
La curiosité et l’amitié se combattent; mais enfin celle-là remporte.
Mais le désir de voir et l’humeur inquiète
L’emportèrent enfin.
Cependant il veut se justifier. Restez, lui a dit son frère, car des malheurs vous attendent; restez, car mes inquiétudes me feraient trop souffrir. Et ces raisons lui ont été exposées avec tant de vérité et de tendresse, que, s’il ne veut être jugé insensible et ingrat, il doit chercher du moins à justifier sa résolution. Riais comment répondre à des arguments si vrais et si touchants? De quelle manière consoler son ami et expliquer son départ?
Sans doute, la meilleure consolation est la promesse d’un prochain retour.
II dit : Ne pleurez point;
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite ;
Je reviendrai dans peu.
Il est plus habile encore à motiver son voyage.
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère;
Je le désennuierai.
Ne dirait-on pas qu’il voyage pour son ami tout autant que pour lui-même? Rare habileté! il lui prête son ennui, et veut lui faire avouer que leur amitié, quoique douce et précieuse est pourtant quelque peu monotone, et doit puiser dans un voyage lointain des sujets nouveaux de conversation ! car
Quiconque ne voit guère
N’a guère à dire aussi.
Or c’est lui qui voyagera au profit de l’amitié commune. Jugez donc combien sont injustes à ses yeux les reproches de son frère.
Ici il va déployer une adresse remarquable pour déjà intéresser son ami à ses aventures, et l’entraîner ainsi dans son propre défaut, la curiosité.
Mon voyage dépeint
Vous sera d’un plaisir extrême.
A l’entendre, son voyage ne peut manquer d’être intéressant. Quant un projet sourit, on voit tout en beau.
En particularisant, il fera encore mieux comprendre le plaisir que son ami prendra à l’écouter.
Je dirai : j’étais là, telle chose m’avint
Et il finit admirablement par lui donner l’assurance que le plaisir sera extrême, puisque l’illusion sera complète :
Vous y croirez être vous-même.
Et en effet, il faut bien que le récit d’un événement intéresse, pour que notre imagination puisse nous transporter dans le lieu même où cet événement se passe.
Enfin, quand on songe que l’ami pourra recueillir tous les plaisirs du voyage sans devoir en éprouver les inconvénients, ni en courir les dangers, on serait près d’avouer qu’il y a du dévouement dans l’entreprise.
Résumons. Tout, dans la première partie, tend à nous montrer le bonheur, qu’aurait dû procurer aux deux pigeons l’amitié qui les unit. Aussi l’un d’eux sait-il l’apprécier. Heureux au foyer domestique, ses désirs ne le portent pas ailleurs; et, dans le calme de son âme, il dit, avec l’homme de La Fontaine qui se refuse à courir après la Fortune :
Pour moi je ne désire
Ni climats, ni destins meilleurs.
L’autre est d’un caractère léger, inconstant. Lui aussi ‘aime, mais son âme inquiète et curieuse trouve monotone le bonheur dont il jouit. Or, l’amitié, les sages conseils, les prières touchantes de son frère, et les faibles raisons qu’il y oppose, tout concourt à nous montrer son tort, à nous prouver combien son projet est insensé.
Nous aurons l’occasion de vérifier dans la seconde partie, comment toutes les aventures fâcheuses se trouvent en germes dans cette introduction.
L’imprudent voyageur se décide donc à partir :
A ces mots, en pleurant ils se dirent adieu.
Transition de la première partie à l’action : à ces mots rappelle le langage qu’ont tenu les deux amis; ils se dirent adieu annonce le voyage, objet de la deuxième partie.
Ils se séparent en pleurant. C’est une émotion naturelle à tous deux. Celui-là même pleure, qui pourtant cause les alarmes. Car, s’il est volage, son amitié ne laisse pas d’être réelle. Les larmes de son-ami le touchent, et il pleure avec lui ; comme un fils, s’arrachant volontairement au sein de sa famille, se sent ému du moins à l’heure solennelle de la séparation.
DEUXIÈME PARTIE.
Le voyageur s’éloigne…..
……………………..
Maudissant sa curiosité.
Un voyage malheureux est l’événement de la deuxième partie. Pour répondre au but que s’est proposé La Fontaine, le pigeon doit trouver dans ses aventures le châtiment de son inconstance, de sa témérité. Aussi ne s’est-il pas plus tôt éloigné, que déjà commencent ses malheurs.
Voici le moment de comparer ses belles illusions de tantôt aux tristes réalités de son voyage.
Le voyageur s’éloigne ; et voilà qu’un nuage
L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s’offrit, tel encor que l’orage
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.
L’air devenu serein, il part tout morfondu,
Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie.
Premier accident : un orage. Tous les détails doivent concourir à montrer notre voyageur aussi malheureux que possible. Or voici : un orage éclate; le pigeon cherche une retraite; il n’en trouve qu’une bien misérable : un seul arbre s’offrit ; tel encore que l’orage maltraita le pigeon en dépit du feuillage. Pourtant le malheur n’est pas grand. Il en est quitte pour être morfondu, pour avoir le corps chargé de pluie.
Voyons s’il est aussi peu malheureux dans ses autres aventures.
Dans un champ à l’écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès : cela lui donne envie.
Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d’un las
Les menteurs et traîtres appas.
Le las était usé ; si bien que, de son aile,
De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin.
Quelque plume y périt ;
Deuxième accident : il est pris dans des las. Mais avant tout, que le poète soit vraisemblable. D’abord, c’est un champ à l’écart, raison pour l’inexpérimenté de croire à l’absence de tout piège. Puis, du blé répandu, un pigeon auprès, tout cela est bien propre à séduire, à rassurer notre novice, et le conteur a le droit de dire que cela lui donne envie. Aussi, il y vole. La vivacité de la narration rend bien la rapidité du fait même : il y vole, il est pris. Tout détail eut été superflu, déplacé. L’explication suivra : ce blé couvrait d’un las les menteurs et traîtres appas.
Pourtant il ne faut pas qu’il reste captif et devienne la proie de celui qui a tendu les las. Mais le moyen de s’en tirer? Or, le las était usé; circonstance qui n’est pas invraisemblable. Avec des efforts, il pourra donc s’en débarrasser. Et le voilà à l’œuvre : de son aile, de ses pieds, de son bec. On le voit qui se débat. Impossible de mieux peindre.
Quelque plume y périt. L’accident aurait pu être plus grave. Mais attendons : un malheur souvent en amène un autre.
et le pis du destin
Fut qu’un certain vautour, à la serre cruelle,
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du las qui l’avait attrapé,
Semblait un forçat échappé.
Le vautour s’en allait le lier, quand des nues
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.
Le pigeon profita du conflit des voleurs,
S’envola,
Troisième accident : il faillit devenir la proie d’un vautour. Cet accident, ou plutôt ce péril, est lié si étroitement à celui qui précède que les deux semblent n’en faire qu’un seul. La transition l’indique : et le pis du destin.
Voyez maintenant quelle peinture pittoresque il vous fait du malheureux aventurier, traînant la ficelle et les morceaux du las. Et, pour mettre le comble à l’originalité de son tableau, il compare notre héros à un forçat échappé, à un galérien qui se sauve en traînant sa chaîne.
Dans cet état, un vautour l’aperçoit. Nous tremblons pour ses jours. Car, cette fois, plus d’espoir de salut. Point de pitié dans un vautour. Décidément il faut qu’il périsse* Imaginons un moyen de le sauver : suscitons au vautour un rival redoutable, qui vienne lui disputer sa proie, et laisse au pigeon le temps de s’enfuir.
quand des nues
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.
Le pigeon profita du conflit des voleurs,
S’envola,
Après toutes ces mésaventures, la meilleure garantie contre de nouveaux accidents est de fuir la campagne ouverte : il n’y a trouvé que malheurs : un orage sans abri, des lacs, des oiseaux de proie. Aussi notre voyageur, déjà plus réfléchi,
S’abattit auprès d’une masure,
Crut pour le coup que ses malheurs
Finiraient par cette aventure ;
Il s’abattit auprès d’une masure. L’oiseau inoffensif poursuivi par son ennemi, se rapproche toujours de l’homme avec confiance, et vient s’abattre à ses pieds. Son instinct semble lui dire que dans le péril l’homme se fait le protecteur du malheureux. L’infortuné voyageur avait donc l’espoir que, s’abattant auprès d’une masure, ses malheurs finiraient; mais hélas! déception cruelle!
Un fripon d’enfant, (cet âge est sans pitié),
Prit sa fronde, et du coup tua plus d’à moitié
La volatile malheureuse,
Quatrième accident : il est battu par un enfant. Loin de trouver un asile, il tombe de Charybde en Scylla. Tout lui porte malheur, tout conspire à l’accabler. Un homme raisonnable n’est pas là qui le protège. Non! il est livré à la merci d’un fripon d’enfant. Et, comme le dit très-originalement La Fontaine, cet âge est sans pitié; parce qu’il n’a pas la conscience du mal qu’il fait. Ce fripon d’enfant, toujours armé d’une fronde, s’érige en petit tyran des animaux ; car c’est avec intention que le conteur dit sa fronde, cette fronde que jamais il ne quitte. — Le reste du vers est d’un effet bizarre : du coup tua ! On le croit mort. Plus d’à moitié nous rassure, mais pourtant nous le représente bien malheureux, tel, du reste, que La Fontaine va nous le dépeindre deux vers plus loin.
Pour conclure, disons que la deuxième partie de la fable forme un tout, où la même idée se poursuit : voyage malheureux. Tous les détails le disent, toutes les aventures sont malheureuses : un orage, des lacs, des oiseaux de proie, un fripon d’enfant. — Et la conclusion de celte partie, comme de la première est la folie du voyageur.
Enfin, en voilà assez pour corriger un imprudent et lui faire sentir combien grand fut son tort, lorsqu’il renonça au foyer domestique, au bonheur. Aussi le voit-on déjà “Maudissant sa curiosité”.
Ce vers marque la transition au dénouement : lui faire maudire sa curiosité, c’est le préparer au retour.
TROISIÈME PARTIE.
Droit au logis s’en retourna
…..leurs peines.
Retour de l’imprudent corrigé. Son état malheureux nous rappelle les lacs et le fripon d’enfant. Guéri de son désir de voir, de son humeur inquiète, notre infortuné voyageur
Droit au logis s’en retourna :
Son retour atteste sa conversion. Inutile de lui faire éprouver de nouveaux malheurs. Puis, il a payé assez cher sa témérité pour retourner
Sans autre aventure fâcheuse.
Du reste, le moindre accident le ferait infailliblement périr. C’eût été trop cruel, et le châtiment n’eût pas été proportionné à la faute.
Le dénouement ne peut pas être celui de La Tortue et les deux Canards. La tortue périt victime de ses vices nombreux :
Imprudence, babil, et sotte vanité,
Et vaine curiosité.
Ceci nous amène à dire un mot d’une remarque de Lamothe.
Lamothe aurait préféré que le pigeon au lieu d’essuyer des aventures fâcheuses , eût vu, au contraire , des choses très-intéressantes, mais que, malgré , tout ce que son voyage pût offrir d’agréments , sentant au fond du cœur un vide que l’amitié seule est capable de remplir, et n’ayant point trouvé le bonheur qu’il s’était promis, corrigé de sa curiosité, il retournât auprès de son ami.
Cette critique peut paraître judicieuse, mais il y a de bonnes raisons à y opposer.
C’est d’abord que l’intérêt de la fable y perdrait considérablement. Que raconter du voyage ? que verra-t-il, le pigeon ? ce que la tortue se promettait de voir, lorsqu’elle se faisait voiturer en l’air par les deux canards?
Maint royaume, mainte république……
En cela, je ne vois rien qui, pour l’intérêt, puisse être comparé au récit des aventures imaginées par La Fontaine.
Puis, la morale serait-elle aussi frappante ? la leçon ne serait-elle pas trop douce, le châtiment trop peu sévère? Nous surtout, qui devons puiser une leçon dans cette fable, ne sommes-nous pas plus impressionnés à la vue du malheureux aventurier, et plus décidés à ne pas l’imiter dans sa folie ? S’il en était quitte pour s’être ennuyé quelques jours, serait-ce une raison pour qu’un autre, comptant mieux profiter de tout ce qu’il voit, n’essaie d’en faire autant? Non, il faut le punir, et ôter à quiconque serait, comme lui, emporté par une humeur inquiète, l’envie de
l’imiter;
Enfin, pour nous convaincre entièrement que ce que La Fontaine a fait vaut mieux que ce que Lamothe lui aurait conseillé de faire, demandons-nous quel est le but que le fabuliste se propose. Si c’eût été, comme Lamothe a l’air de le croire, de faire uniquement l’éloge de l’amitié, l’objection serait incontestablement bonne ; car il va sans dire que la force de l’amitié se révèle mieux dans un retour spontané et nullement nécessité par des aventures fâcheuses. Hais ce n’est point là le but de La Fontaine. Il a en vue dans cette fable d’attaquer un travers, de blâmer ceux qui abandonnent les avantages réels d’une amitié heureuse, pour une chimère de bonheur qui leur échappe et le plus souvent fait place à l’infortune. Or, pour corriger d’un travers il ; faut un exemple frappant.
Il serait peu intéressant de développer comment le pigeon retourne boitant et se traînant. Aussi l’auteur se borne-t-il à nous dire qu’après bien des efforts, le malheureux pigeon parvint à rejoindre son ami.
Pour leur entrevue, même concision :
Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.
C’est une de ces scènes qui ne peuvent être dépeintes. Le lecteur, à qui l’on doit supposer de l’imagination et du cœur, se figure et sent les émotions de deux amis qui se retrouvent après une absence malheureuse; il comprend ce qui se passe alors surtout dans le cœur de celui qui a été éprouvé par le malheur : repentir de son inconstance et serment de ne plus s’éloigner. Du reste, comme l’a dit un profond écrivain, » cette sympathie qui révèle une âme à une autre âme n’a pas besoin de mots pour s’exprimer et se faire comprendre. »
Ramenons ce dénouement à l’ensemble : l’état déplorable du voyageur, et le bonheur qu’il ne retrouve qu’auprès de son ami, disent bien haut qu’il a été insensé dans son entreprise. Lui – même a reconnu son erreur. La Fontaine savait que la conversion du personnage vicieux devait donner à la morale de sa fable un caractère plus vrai, et surtout plus séduisant.
Un mot suffit pour constater l’unité qui a présidé à toute la fable : vérifions les prédictions de la première partie sur les événements de la seconde , voyons dans le malheureux état du pigeon au dénouement, le résultat des accidents du voyage, et nous pourrons apprécier l’unité de cette composition.
MORALE
Amis, heureux amis, voulez-vous voyager?
Que ce soit aux rives prochaines.
Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau.
L’homme doit pouvoir modérer ses désirs, se contenter d’une amitié douce et sincère, et puiser dans cette amitié même tout son bonheur. Deux amis doivent s’être l’un à l’autre un monde toujours beau, toujours divers, toujours nouveau.
Mais notre inconstance et notre légèreté nous font commettre bien des fautes. Nous quittons inconsidérément l’ami qui met toute sa sollicitude à nous rendre heureux. Et pourtant l’amitié, la nature entière n’a qu’une voix pour le dire, l’amitié est le plus grand de tous les biens. Sans elle, la vie n’a point de charmes, sans elle n’existent point le calme, le bonheur.
Qu’un ami véritable est une douce chose !
s’écrie La Fontaine dans sa fable des Deux Amis.
L’histoire de deux pigeons vivant sous le même toit et s’appelant du nom de frères, s’applique aussi aux liens de la famille, liens encore plus étroits, plus précieux et plus doux. Car là toujours, et pour ainsi dire là seul, règne l’amitié vraie et désintéressée. Malheureux, qui jouit des affections de la famille sans en apprécier les douceurs ! Heureux, qui s’en contente, et, comme le dit ailleurs, La Fontaine,
Heureux qui vit chez soi,
De régler ses désirs faisant tout son emploi !
0 vous, qui coulez au sein de la famille des jours calmes et fortunés, jeune homme que la tendre sollicitude de vos parents entoure sans cesse de soins prévenants, ne quittez pas la maison paternelle ! Ébloui par une chimère de bonheur, n’allez pas la poursuivre, quand le bonheur réel est près de vous. Mais l’habitude d’un bien en fait oublier la valeur. Ainsi, le bonheur dont vous jouissez, vous ne l’appréciez plus; les soins obligeants que vous prodiguent vos parents, vos frères, vous semblent naturels et dûs. Souvent vous ne leur donnez en retour qu’indifférence, vous les payez d’ingratitude, et vous prenez enfin une détermination qui leur déchire le cœur en vous arrachant à leur tendresse. Écoutez la leçon du grand fabuliste ; il veut vous instruire et vous corriger. Voyez dans l’histoire des deux pigeons l’image des tristes exemples que fournit l’expérience. Évitez la légèreté et l’inconstance de l’un; imitez l’amitié constante, la conduite sage de l’autre. Gardez-vous de ressembler à ces esprits volages qui, impatients de s’affranchir de la tutelle de leurs parents, abandonnent, pour satisfaire leurs goûts aventureux, un avenir parfois plein d’espérance. Hélas ! bien souvent ils ne vont chercher ailleurs que désillusion, que déboires. Heureux encore, si un jour ils retrouvent le toit paternel, auquel ils ont si imprudemment renoncé!