Ce livret d’opéra, qui ne fut jamais mis en musique, fut publié pour la première fois dans le volume intitulé : Poème du Quinquina, et autres ouvrages en vers de M. de la Fontaine, à Paris, chez Denis Thierry et Claude Barbin, 1682, et réimprimé dans les Œuvres diverses de 1729, tome III, p. 119-191.
La Fontaine l’avait composé en 1674 à la prière de Lulli, mais celui-ci refusa de s’en servir, et lui préféra l’Alceste de Quinault, ce qui détermina le poète à écrire contre le musicien récalcitrant la satire du Florentin, (tome V M.-L., p. 119) : la satire vaut mieux que l’opéra, dont le style est trop mou, trop familier, et paraît s’assujettir d’avance aux petits airs de Lulli.
Nous renvoyons pour cette pièce, où son goût avoué pour le lyrique n’a guère inspiré la Fontaine, à la Notice biographique qui est en tête de notre tome I,
.Rapprochez Parthenius, Erotica, chapitre XV; les Métamorphoses d’Ovide, livre I, vers 452-567; Hyginus, fable CCIII; Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, livre II, chapitre I; le poème de Baïf intitulé le Laurier (tome II des Œuvres, p. 43-55); et aussi, entre autres poésies, le joli sonnet, autrefois si admiré, de Fontenelle :
« Je suis, crioit jadis Apollon à Daphné,
Lorsque tout hors d’haleine il couroit après elle.
Et racontait pourtant la longue kyrielle
Des rares qualités dont il êtoit orné ;
Je suis le dieu des vers, je suis bel esprit né.”
Mais les vers n’étoient point le charme de la belle
« Je sais jouer du luth. Arrêtez. » Bagatelle :
Le luth ne pouvoit rien sur ce cœur obstiné.
« Je connois la vertu de la moindre racine;
Je suis par mon savoir dieu de la médecine. »
Daphné couroit encor plus vite que jamais.
Mais s’il eût dit : ” Voyez quelle est votre conquête :
Je suis un jeune dieu, toujours beau, toujours frais, ”
Daphné, sur ma parole, auroit tourné la tête.
Nous citerons parmi les drames mythologiques auxquels ce gracieux symbole a donné naissance, celui de Rinuccini, la Dafne, musique de Jacopo Péri et Giulio Caccini, représenté à Florence en 1594 (même ville, 1600, in-4° puis 1608, in-fol., avec musique nouvelle de Marco da Gagliano), le premier essai d’opéra que l’on connaisse, et où tous les beaux-arts semblent conspirer, sans beaucoup de succès, il est vrai, à associer leurs pompes et leurs prestiges; les Amours d’Apollon et de Daphné, comédie en musique, en trois actes en vers, et un prologue, par Charles Coypeau, sieur d’Assoucy (Paris, 165o, in-8°) ;’ et Apollon et Daphné, opéra en un acte, paroles de Pitra, musique de Mayer, joué à l’Académie royale de musique le 24 septembre 1782.
On sait qu’une peinture d’Herculanum représente Daphné changée en laurier. Parmi les modernes, Vanloo et l’Albane ont fait chacun une Daphné moitié femme et moitié laurier dans deux tableaux qui sont au Musée du Louvre. Rappelons aussi les belles statues de Coustou et du Bernin, le très vivant bas-relief de Bouchardon.
“Les grands écrivains de la France de M. A.D Regnier, Jean de la Fontaine tome VII – 1841 -.
PROLOGUE
PERSONNAGES DU PROLOGUE.
JUPITER, L’AMOUR, VENUS, MINERVE, MOMUS, PROMETHEE.
CHOEUR; un modèle de nouveaux hommes
que Prométhée a forgé.
Le théâtre s’ouvre, et laisse voir dans le fond et aux deux côtés une suite de nuages à dix pieds de terre, et dans ces nuages les palais des dieux. Les dieux y paraissent assis et dormant. Au-dessous de ces nuages, la terre est représentée telle qu’elle était incontinent après le déluge, avec les débris qu’il a laissés. Pendant que la plupart des dieux dorment, Jupiter descend de sa machine , accompagné de Momus. Vénus, l’Amour et Minerve descendent aussi de la leur.
JUPITER
Vous, qui voulez qu’à la fureur de l’onde
Jupiter mette un frein, et repeuple ces lieux,
Vous vous lassez trop tôt d’être seul dans le monde ;
Mille voeux vont troubler cette paix si profonde
Dont la terre à présent laisse jouir les cieux.
VENUS
Charmante oisiveté, repos délicieux !
MINERVE
Ou plutôt, repos ennuyeux !
VENUS
Quoi ! le sommeil pourrait aux déesses déplaire !
Ne point souffrir,
Ne point mourir,
Et ne rien faire,
Que peut-on souhaiter de mieux ?
Ce qui fait le bonheur des dieux,
C’est de n’avoir aucune affaire,
Ne point souffrir,
Ne point mourir,
Et ne rien faire.
MINERVE
Est-ce ainsi qu’on a des autels ?
JUPITER
Eh bien, faisons d’autres mortels:
Vos talents et nos soins deviendront nécessaires.
MOMUS
Ne vous faites point tant d’affaires.
JUPITER
Les premiers des humains sont péris sous les eaux:
Fille de ma raison, forgeons-en de nouveaux.
Promethée en fait des modèles;
Vents, allez le chercher, qu’il vienne sur vos ailes.
A ce commandement de Jupiter, les Vents partent de tous les côtés du théâtre, et apportent Prométhée.
PROMETHEE
Que me veut Jupiter ?
JUPITER
Ouvre tes magasins.
PROMETHEE Paraissez, nouveaux humains.
A ce commandement de Prométhée, les toiles qui représentent la terre s’ouvrent de côté et d’autre, et au fond aussi, et laissent voir de toutes parts une boutique de sculpteur avec force outils et morceaux de toutes matières, et des statues d’hommes et de femmes debout sur des cubes.
MOMUS
Sont-ce là des humains ?
Quelle race immobile !
J’aimais mieux la première, encor que moins tranquille.
PROMETHEE
Vous ne les connaissez pas.
MOMUS
Fais-leur faire quelques pas.
PROMETHEE
Descendez.
Les statues descendent, et viennent à pas lents et graves faire une entrée, dansant presque sans mouvement, et d’une façon composée, comme feraient des sages et des philosophes.
MOMUS
Quelles gens ! Ce n’est qu’une machine.
PROMETHEE
C’est l’idole d’un sage.
LES DIEUX
Hé quoi ! la passion Jamais chez eux ne domine !
PROMETHEE
Leur cœur en est tout plein; ce n’est qu’ambition,
Colère, désespoir, crainte, ou joie excessive.
Machine, on veut voir vos ressorts;
Quittez tous ces trompeurs dehors.
Les nouveaux hommes, qui paraissaient de véritables statues, quittent une partie de l’habit qui les enveloppe, et se font voir tels qu’ils sont dans l’intérieur, l’un représentant l’ambition, l’autre, la colère, la crainte, le désespoir, la joie excessive, etc. En cet état ils dansent en confusion et d’une manière aussi impétueuse et aussi vive que l’autre était grave et peu animée.
MOMUS Considérant les divers ressorts de cette machine, dit ces paroles :
Je la trouvais trop lente, et la voilà trop vive.
MINERVE
Laissez-moi régler ces transports.
VENUS
Mon fils, par de secrètes causes,
Peut encor mieux que vous les calmer à son tour:
Rien n’a d’empire sur l’Amour,
L’Amour en a sur toutes choses.
Le plus magnifique don
Qu’aux mortels on puisse faire,
C’est l’amour.
MINERVE
C’est la raison.
Le don le plus nécessaire
Aux hôtes de ce séjour,
C’est la raison.
VENUS
C’est l’amour.
L’AMOUR
L’effet en jugera: servez-vous de vos armes,
Et moi j’emploierai mes charmes.
MINERVE (Aux hommes:)
Que vous vous tourmentez, mortels ambitieux,
Désespérés et furieux,
Ennemis du repos, ennemis de vous-mêmes !
A modérer vos voeux mettez tous vos plaisirs:
Régnez sur vos propres désirs;
C’est le plus beau des diadèmes.
Les hommes qui s’étaient arrêtés quelques moments pour Ouïr Minerve, attendent à peine qu’elle a achevé, et ne laissent pas, malgré ses conseils, témoigner toujours la même fureur et le même emportement. L’Amour leur faisant signe qu’il veut parler, ils s’arrêtent.
L’AMOUR (A Minerve)
De vos sages discours voyez quel est le fruit
Je ne dirai qu’un mot.
L’AMOUR (Aux hommes)
Aimez.
A ce mot, ceux qui dansaient en confusion et en tumulte dansent deux à deux comme personnes qui s’aiment.
Vous le voyez.
L’AMOUR
On obéit:
VENUS
Amour, qu’il est doux de te suivre !
JUPITER (Aux nouveaux hommes)
Vivez, nouveaux humains.
CHŒUR DES DIEUX
Vivez, nouveaux humains.
VENUS
Laissez-vous enflammer.
Que vaut la peine de vivre,
Sans le doux plaisir d’aimer ?
CHŒUR
Que vaut la peine de vivre,
Sans le doux plaisir d’aimer ?
MOMUS
D’où vient que si mal assortie
Cette belle a fait choix d’un vieillard pour amant ?
L’AMOUR
C’est l’effet merveilleux d’un secret sentiment
Que j’appelle sympathie.
VENUS
Le démon opposé n’a pas moins de pouvoir.
Souvent nous haïssons ce qui devrait nous plaire.
JUPITER
Tel dieu sait l’avenir, qui n’a pas su prévoir
Quels maux ce démon lui va faire.
Mais un jour un prince viendra
Qui plaira plus qu’il ne voudra.
Le Destin parmi nous lui garde un rang insigne,
Et je lui veux accorder,
Afin qu’il en soit plus digne,
L’art de savoir commander.
Mars lui promet en apanage
La grandeur d’âme et de courage.
MINERVE
Moi, la vertu.
VENUS
Moi, l’agrément.
L’AMOUR
Et moi le don d’aimer et d’être heureux amant.
VENUS, L’AMOUR ET MINERVEEnsemble:
Amour et la Raison s’accorderont pour faire
Qu’aux coeurs comme aux esprits ce prince plaise un jour
CHOEUR
Heureux qui par raison doit plaire !
Plus heureux qui plaît par amour !
ACTE PREMIER Scène I; Scène II; Scène III; Scène IV; Scène V; Scène VI
La décoration de cet acte représente la vallée de Tempé, et au fond les eaux du Pénée, avec une prairie couverte de fleurs ; le Parnasse en éloignement.
SCENE PREMIERE: CHLORIS. AMINTE.
Chloris et Aminte, Nymphes, entrent sur la scène en se tenant par la main, et chantent ensemble cette chanson:
Allons dans cette prairie:
C’est un tranquille séjour;
Jamais les larmes d’amour
N’y baignent l’herbe fleurie;
Les moutons y sont en paix,
Et les loups n’y font jamais
D’outrage à la bergerie.
CHLORIS
Viens, ma soeur.
AMINTE
Je te suis.
CHLORIS
Viens goûter une vie
Dont le calme est digne d’envie.
Notre Nymphe a banni de ces lieux si charmants
Ce peuple d’importuns que l’on appelle amants.
La voici.
AMINTE
Que d’appas, de beautés, et de grâces !
Dirait-on pas que l’air s’embellit à ses traces ?
SCENE II DAPHNE; CLYMENE, sa confidente; MEROE, sa nourrice et sa gouvernante; CHLORIS, AMINTE.
DAPHNE,
Amour, n’approche point de nos ombrages doux,
De nos prés, de nos fontaines;
Laisse en repos ces lieux; assez d’autres que nous
Se feront un plaisir de connaître tes peines.
DAPHNE (A Chloris)
Chloris, n’est-ce pas la ta soeur que tu m’amènes ?
CHLORIS
Je vous la viens offrir. Nous cherchions en ces lieux
Ce que Flore a pour vous de dons plus précieux.
DAPHNE
Cherchons, cherchons des fleurs; l’âge nous y convie:
Parons-nous de bouquets pendant notre printemps:
Les plaisirs ont chacun leur temps,
Comme les saisons de la vie
Daphné, ayant achevé ces paroles, se baisse pour cueillir des fleurs, et les Nymphes de la suite en font autant; pendant quoi un chœur de bergers, demeuré par respect derrière le théâtre, répète ces mots:
Cherchons, cherchons des fleurs; Daphné nous y convie.
DAPHNE
J’entends de nos bergers le concert plein d’appas.
Qu’ils chantent, je le veux, mais qu’ils n’approchent pas.
CHŒUR DE BERGERS
Cherchons, cherchons des fleurs; Daphné nous y convie
Il en renaît sous ses pas.
DAPHNE
Déployons nos trésors.
CHLORIS
J’ai cueilli les plus belles.
AMINTE
Et moi, les plus nouvelles.
MEROE
Moi, les plus vives en couleur.
DAPHNE (à Clymène)
Et vous ? Quel mauvais choix vous avez fait, ma sœur !
Vous nous direz, pour votre peine,
Une chanson contre l’Amour.
Cependant je veux que ma Cour
Jure de lui porter une éternelle haine;
Jurez la première, Clymène !
CLYMENE
Tout serment
De n’avoir jamais d’amant
Est chose fort incertaine;
Il en est peu que l’on tienne
Plus d’un jour, plus d’un moment:
Tout serment
De n’avoir jamais d’amant
Est chose fort incertaine.
DAPHNE
Je veux que vous juriez; dites donc après moi:
Amour,
CLYMENE
Amour,
DAPHNE
Si jamais sous ta loi
Je respire,
CLYMENE
Si jamais sous ta loi
Je respire,
DAPHNE
Je consens de mourir.
CLYMENE
Mourir ? c’est beaucoup dire.
DAPHNE
Je consens de mourir, si jamais je soupire.
CLYMENE
Je consens de mourir, si jamais je soupire.
DAPHNE
Clymène, acquittez-vous; accompagnons ses sons,
Et que nos pas animent nos chansons.
Daphné et les personnes de sa suite se prennent alors par la main, et Clymène chante cette gavotte que toute la troupe danse, la répétant après elle:
L’autre jour sur l’herbe tendre
Je m’assis près de Philandre:
Il me conta ses tourments;
Ma mère alors me querelle.
« Petite fille, dit-elle,
N’écoutez point les amants.
Ils sont indiscrets, volages,
Téméraires, et peu sages;
Ils font mille faux serments:
Ils sont jaloux, ils sont traîtres,
Et tyrans quand ils sont maîtres,
N’écoutez point les amants. »
Ecoutez ma chansonnette,
Et l’écho qui la répète,
Et ces rossignols charmants:
Leur musique est sans pareille;
Mais ne prêtez point l’oreille
Au ramage des amants.
DAPHNE
Méroé, poursuivez nos divertissements.
MEROE
J’ai vu le temps qu’une jeune fillette
Pouvait, sans peur, aller au bois seulette.
Maintenant, maintenant les bergers sont loups:
Je vous dis, je vous dis: « Filles, gardez-vous. »
SCENE III APOLLON, MOMUS.
Pendant que ces Nymphes dansent, Apollon et Momus passent. C’était incontinent après la défaite du serpent Python. Toute la troupe des jeunes filles, à la vue de ces étrangers, s’enfuit, l’une d’un côté, l’autre de l’autre. Apollon et Momus demeurent.
APOLLON
Voici Tempé, cette vallée
Dont on vante partout l’ombrage et les beautés;
Et voilà les flots argentés
Qu’y fait couler le dieu Penée.
Plus loin vers ces sommets mon empire s’étend.
N’y veux-tu pas venir, Momus ? on nous attend.
MOMUS
Demeurons encore où nous sommes:
Ai-je pu voir en un instant
Toutes les sottises des hommes ?
Par vos puissants efforts, invincible Apollon,
On ne craint plus ici les fureurs de Python.
Les habitants de ces rivages
Devenus plus heureux, n’en seront pas plus sages:
Le temps de la sottise est celui du bonheur.
APOLLON
Mais que dis-tu de ma victoire ?
MOMUS
Elle vous a comblé d’honneur,
Et rien n’égale votre gloire.
APOLLON
Que le fils de Venus cesse de se vanter
Qu’ainsi que nous il sait porter
Un carquois, un arc, et des flèches;
C’est un enfant qui fait des brèches
Dans les cœurs aisés à dompter.
Il remporte toujours des victoires faciles;
Je défais des serpents qui dépeuplent des villes.
MOMUS
Vous méprisez celui qui tient tout sous sa loi.
Si l’Amour vous entend ?
APOLLON
Et que crains-tu pour moi ?
MOMUS
Parlez bas, c’est un dieu; s’il venait à paraître ?
APOLLON
Un dieu ! c’est un enfant: quitte ce vain souci.
MOMUS
Qui donne à Jupiter un maître,
Vous en pourrait donner aussi.
SCENE IV
Dans le temps que Momus achève ces mots, l’Amour descend du ciel comme un trait, et se vient placer entre Apollon et Momus.
CUPIDON (à Apollon)
Quel est l’orgueilleux qui me brave ?
Quel téméraire ose attaquer l’Amour ?
Ah ! je vous reconnais: vous serez mon esclave
Avant la fin du jour.
Ces paroles dites, Cupidon s’en revole dans les airs.
SCENE V APOLLON, MOMUS.
MOMUS
Que cet enfant est fier ! Voyez comme il menace !
Ne le prendrait-on pas pour l’aîné des Titans ?
Je plains le dompteur de serpents;
Il ne fait pas sûr en sa place.
Tandis que Momus dit ces paroles, Daphné avec ses compagnes, par une curiosité de jeunes filles, avance un peu la tête sur le théâtre, et fait quelques pas dans la scène pour voir ces deux étrangers. Apollon la voit un moment ; aussitôt l ‘Amour, qui est demeuré dans l’air, fait son coup, et Daphné avec sa troupe s ‘enfuit encore une fois.
APOLLON
Ah ! qu’ai je vu, Momus ! que de traits éclatants !
Que de jeunesse, que de grâce !
MOMUS
Elle fuit.
APOLLON
Mille amours avec elle ont paru.
MOMUS
Mille amours ? C’est beaucoup; je n’en ai pas tant vu.
Vous aimez ; vous voyez d’un autre oeil que le nôtre:
De quelques qualités qu’un objet soit pourvu,
L’amant y voit toujours ou plus ou moins qu’un autre.
APOLLON
Déesse, tu me fuis ? T’ai-je déjà déplu ?
C’est pourtant Apollon qui t’aime, qui t’adore.
Je n’en puis plus, je sens un feu qui me dévore:
Reviens, charmant objet ! Et vous, Olympe, cieux,
Je vous dis d’éternels adieux;
Je vous méprise, je vous laisse:
Qu’êtes-vous près de ma déesse ?
Tout votre éclat vaut-il un seul trait de ses yeux ?
Ne la verrai-je plus ? Faut-il que cette belle
Emporte mes plaisirs et mon cœur avec elle ?
Demeurons sur ces bords, je ne les puis laisser.
MOMUS
Passerons-nous pour dieux ?
APOLLON
Et pour qui donc passer
MOMUS
Pour mortels, car les dieux, par leur grandeur suprême
Ne font souvent qu’embarrasser:
On les craint plus qu’on ne les aime.
Les vrais amants doivent toujours
Sous un maître commun vivre d’égale sorte:
Ou monarques ou dieux, n’entrez chez vos amours
Qu’après avoir laissé vos grandeurs à la porte
Je te croirai; changeons de nom:
Je m’appelle Tharsis, satrape de Lycie.
MOMUS
Et moi, son suivant Télamon
Que si sur mon chemin quelque Nymphe jolie
Se rencontre en passant, je prétends bien aussi
La cajoler, m’approcher d’elle,
Non pas en amoureux transi :
Je vous veux servir de modèle
Et cependant, allons conquérir votre belle.
SCENE VI
VENUS (descendant dans une machine)
Qu’est devenu mon fils ? Mortels, le savez-vous ?
Je souffre, je languis, je meurs en son absence :
Si l’Amour ne me suit, rien ne me semble doux.
Heureux les lieux qu’anime sa présence !
Heureux tout l’Univers qui me doit sa naissance !
Qu’est devenu l’Amour ? Echos, le savez-vous ?
Quel nouveau cœur aujourd’hui de ses coups
Eprouve la puissance ?
Qu’est devenu l’Amour? Echos, le savez-vous ?
Je souffre, je languis, je meurs en son absence.
Ce récit fait, l’Amour se vient jeter dans le giron de sa mère.
VENUS
Ah ! mon fils, d’où viens-tu ?
L’AMOUR
De blesser Apollon.
Je l’ai rendu pour Daphné tout de flamme;
Tandis qu’un autre trait, par un autre poison,
Fait que pour lui Daphné n’a que haine dans l’âme.
VENUS (à son fils)
Amour, tu sais dompter les cœurs et les esprits.
Aux dieux et aux hommes:
Que la terre et les cieux célèbrent de mon fils
La dernière victoire !
Mortels et dieux, chantez sa gloire.
Pour obéir à ce commandement de Vénus, on chante et on danse sur la terre, et dans la gloire, qui est au fond du théâtre: sur la terre, des personnes de toutes conditions, et dans la gloire, des enfants qui représentent les Amours, les Jeux et les Ris. La danse achevée, Vénus, dont le char est entouré d’enfants chante ces paroles:
Allez de toutes parts, courez, Amours et Ris;
Faites connaître de mon fils
Le doux et le suprême empire:
Ne laissez rien qui ne soupire.
Allez de toutes parts, courez, Amours et Jeux;
Rendez l’Univers amoureux
ACTE II
Personnages,Prologue, Acte II, Acte III, Acte IV, Acte V.
ACTE II Scène I; Scène II; Scène III; Scène IV; Scène V
Le théâtre représente le palais d’un dieu de fleuve, avec de l’eau véritable, qu’on voit tomber et saillir de tous les côtés.
SCENE PREMIERE
PENEE, avec sa Cour, composée des fleuves SPERCHEE, AMPHRISE, APIDAME, et autres dieux des sources voisines.
PENEE
Dieux tributaires de mon onde,
Je veux, par les beautés de ce moite séjour,
Arrêter quelque temps deux princes à ma Cour;
Que votre zèle me seconde !
LES FLEUVES
Commandez.
PENEE
Que le Sort vous a rendus heureux !
Hyménée et l’Amour fréquentent vos rivages:
Vos grottes quelquefois leur prêtent des ombrages:
Ces dieux me méprisent tous deux.
APIDAME
Laissez agir le temps; il peut tout auprès d’eux.
A peine a-t-il encor fait passer la princesse
Des appas de l’enfance à ceux de la jeunesse:
Deux soleils ont à peine éclairé son printemps.
PENEE
Combien de cœurs depuis ce temps
Ont en vain soupiré pour elle !
Ah ! si Tharsis pouvait la rendre moins cruelle !
SPERCHEE
Consultez la Sibylle Ismèle:
Les dieux peut-être par sa voix
Obligeront Daphné de suivre votre choix
PENEE
Hélas ! jamais Daphné n’aimera que les bois.
AMPHRISE
Ces plaisirs passeront: tout passe dans la vie;
De différents désirs elle est entre-suivie;
On y change d’humeur, on y change d’envie;
On y veut goûter de tout.
Le plus libre enfin se lie;
Tôt ou tard on s’y résout.
APIDAME
Il faut peu pour changer ces âmes si sévères;
L’exemple à ce doux noeud les amène toujours.
Des bergers chantant leurs amours,
Dans les bras de l’hymen voir mener des bergères,
Et leurs folâtres jeux sur les vertes fougères,
Apprivoisent les cœurs, qui, devenus plus doux,
S’accoutument aux mots d’amour, d’amant, d’époux ;
Des mots on en vient au mystère.
PENEE
J’approuve vos raisons; et Daphné, pour me plaire,
Doit faire en mon palais les honneurs de ce jour.
On y va célébrer l’hymen du jeune Amphrise
Il s’engage avecque Florise;
La fête arrêtera ces princes à ma Cour:
Allons en prendre soin. Daphné vient, et Clymène;
Entrons dans la grotte prochaine.
SCENE II DAPHNE, CLYMENE.
DAPHNE
Ah, Clymène ! plains-moi.
CLYMENE
Princesse, vous pleurez; puis-je savoir pourquoi ?
DAPHNE
Je ne me connais plus; ce n’est plus moi, Clymène:
Ces puissants dédains, cette haine,
Ces serments contre Amour, que sont-ils devenus.
Un mortel les rend superflus.
Hélas ! il vient de me dire sa peine,
Et depuis ce moment je ne me connais plus.
CLYMENE
Un des princes, sans doute, a causé ces alarmes.
Serait-ce point Tharsis ? Je lui trouve des charmes
Contre qui je sens bien que ma sévérité
N’employerait pas toutes ses armes.
DAPHNE,
Je crois? si tu le veux, qu’on en est enchanté,
Cependant il me cause une invincible haine;
Contre lui dans mon âme un dieu me semble agir.
CLYMENE,
Je le connais, ce dieu: c’est Leucippe.
DAPHNE
Ah, Clymène !
Ne me regarde point, tu me ferais rougir.
CLYMENE
Pourquoi rougir ? commettez-vous un crime ?
Le Ciel permet-il pas d’aimer ou de haïr ?
Est-il rien de si légitime ?
Tircis est des plus charmants,
Je méprise son martyre;
Cependant sous mon empire
Il languit depuis longtemps.
Philandre à peine y soupire,
Son service est reconnu;
La raison, je vais la dire:
Mon temps d’aimer est venu.
DAPHNE
Hélas ! le mien aussi; mais garde-toi, Clymène
De découvrir ma flamme, et l’exposer au jour:
Plains-toi que de Tharsis je méprise la peine;
Notre sexe veut bien que l’on sache sa haine,
Mais il met tous ses soins à cacher son amour.
CLYMENE
Le voila, ce Tharsis; son malheur vous l’amene.
SCENE III
THARSIS, DAPHNE.
THARSIS
Que je dois au Destin de m’avoir arrête
En des lieux ou l’on voit briller votre présence !
Vous y régnez par la beauté,
Aussi bien que par la naissance:
Souffrez que j’y demeure au rang de vos sujets.
DAPHNE
Non, Seigneur, je ne puis recevoir vos hommages;
Offrez-les à d’autres objets ;
Abandonnez nos rivages: T
Quel plaisir aurez-vous parmi des cœurs sauvages ?
THARSIS
Je vous verrai.
DAPHNE
Fuyez cette triste douceur.
Il vaut mieux qu’une prompte absence
Rende le calme à votre cœur,
Que de vous voir enfin guéri par ma rigueur,
Ma haine, ou mon indifférence.
THARSIS
O Ciel ! lui dois-je ajouter foi ?
Quoi ! ne pouvoir m’aimer ! me haïr ! me le dire !
Amour, tyran des cœurs, depuis que sous ta loi
On gémit, on pleure, on soupire,
Fut-il jamais amant plus malheureux que moi ?
Que je sache au moins, inhumaine,
Ce qu’a Tharsis en lui de si digne de haine ?
DAPHNE
Son amour; c’est assez: je le dis à regret.
Vous avez dans mon cœur quelque ennemi secret
Qui met un voile sur ces charmes
A qui d’autres auraient déjà rendu les armes.
Enfin quittez nos bords, Seigneur, vous ferez mieux;
Qui ne peut être aimé doit s’éloigner des lieux
Où sans cesse il peut voir le sujet de ses peines.
Faut-il livrer son cœur à d’éternelles gênes
Pour le plaisir de ses yeux ?
Je vous laisse, et me tais; ma fuite et mon silence
Vous seront des tourments plus doux.
THARSIS
Princesse, demeurez: je trouve votre absence
Plus cruelle encor que vous.
SCENE IV
THARSIS, TELAMON.
TELAMON
Ceci vous trouble et vous étonne.
THARSIS
Suis-je donc le fils de Latone ?
Ai-je dompté Python ? Suis-je un dieu ? Je n’ai pu
Gagner une mortelle ! un enfant m’a vaincu !
Qu’il m’ôte mes autels: que sert-il qu’on me donne
En ces lieux l’encens qui m’est dû ?
Et qu’est-ce que l’encens qu’une chose frivole
Près des moindres faveurs que nous font de beaux yeux ?
Daphné, vous me pourriez d’une seule parole
Mettre au-dessus des autres dieux.
TELAMON
Espérez ce mot favorable:
Il n’est amant si misérable
Qui n’espère.
THARSIS
Tu ris.
TELAMON
Jupiter vous vaut bien:
Je ris aussi quand l’Amour veut qu’il pleure.
Vous autres dieux, n’attaquez rien
Qui, sans vous étonner, s’ose défendre une heure:
Sachez que le temps seul en a plus couronné
Que tous les efforts qu’on peut faire.
THARSIS
Je n’ose plus parler de mes feux à Daphné.
TELAMON
Laissez dormir sa colère.
Après que l’on vous aura
Contraint longtemps de vous taire,
Un moment arrivera
Que l’on vous écoutera.
SCENE V
Penée et sa Cour entrent sur la scène, et la noce ensuite. Daphné conduit l’épousée, et un des fleuves le marie. Toute cette troupe fait le tour du théâtre en cérémonie. Deux bergers chantent ces paroles, que le choeur répète :
Hymen, Hyménée.
Après que chacun s’est rangé et a pris sa place, les deux bergers chantent ce premier couplet de l’épithalame :
Florise est donnée
A l’un des plus beaux
Qui porte à Penée
Tribut de ses eaux:
Qu’il ait chaque année
De nombreux troupeaux,
Et chaque journée
Des plaisirs nouveaux.
Hymen, Hyménée.
Daphné présente au sacrificateur l’épousée, et un des fleuves le marié..
LE SACRIFICATEUR Prend leurs mains, et dit ces paroles:
Amants, je vous unis; vivez sous mêmes nœuds.
CHŒUR
Parmi les plaisirs et les jeux.
MOMUS
A quelques filles de la noce, près desquelles il se rencontre:
Pour un pareil lien formez-vous point des vœux ?
Songez-y bien, bergères:
Hyménée est un dieu jeune, charmant, et blond;
Mais les jours avec lui ne se ressemblent guères:
Le premier est amour, amitié le second,
Le troisième froideur; songez-y bien, bergères.
MEROE
Interrompant Télamon:
Vrayement, Télamon,
La leçon
Est jolie.
Changez de place, Iris; venez ici, Célie,
Pholoé, ne l’écoutez plus.
J’en suis d’avis; mes soins deviendront superflus;
Télamon corrompra cette troupe innocente.
MOMUS
Que vous êtes reprenante,
Gouvernante !
Laissez-nous causer en paix:
Laissez la jeunesse rire:
Elle inspire
Toujours d’innocents secrets.
Je crois que vous êtes sage:
A votre âge
On le doit être, ou jamais.
Vingt ou trente ans de veuvage,
C’est dommage,
Ont refroidi vos attraits.
Ah ! si selon vos souhaits
Vous redeveniez aurore,
Vous vous serviriez encore
De vos traits.
MEROE
Me faudra-t-il aussi souffrir la raillerie ?
PENEE
A Méroé et à Télamon:
Laissez-nous achever cette cérémonie.
LE SACRIFICATEUR
Hymen, Amour, joignez vos nœuds,
Et rendez ces amants heureux.
Les gens de la noce dansent, et pendant qu’ils se reposent on chante ces deux autres couplets de l’épithalame:
Des pas de Florise
Loin, bien loin les loups ;
Et de ceux d’Amphrise
Les soupçons jaloux !
Que leur destinée
N’ait rien que de doux,
Et que la lignée
Ressemble à l’époux.
Hymen, Hyménée.
Jamais la constance
Aux amants ne nuit;
On vit d’espérance,
Puis le reste suit.
L’amour obstinée
Porte fleur et fruit.
O douce journée !
O plus douce nuit !
Hymen, Hyménée.
Le chœur répète à chaque fois ces deux dernières paroles.
ACTE III
La décoration de cet acte est une forêt mêlée d’architecture, comme d’un temple de Diane.
SCENE PREMIERE
CLYMENE
Tout me semble parler d’amour
En ces lieux amis du silence:
Ici les oiseaux nuit et jour
Célèbrent de ses traits la douce violence.
Tout me semble parler d’amour
En ces lieux amis du silence.
Heureux les habitants de ces ombrages verts,
S’ils n’avaient que ce mal à craindre !
Mais nous troublons leur paix par cent moyens divers:
Humains, cruels humains, tyrans de l’Univers,
C’est de vous seuls qu’on se doit plaindre.
Apres ces paroles, on entend un bruit de cors et de cris de chasse.
CLYMENE
Vois-je pas Télamon, confident de Tharsis ?
Hélas ! il vient en vain me conter les soucis
D’un prince que Daphné devrait trouver aimable.
Plût au Ciel qu’elle fut à ses voeux favorable !
SCENE II TELAMON CLYMENE.
TELAMON
Que vous avez de grâce à porter un carquois !
Rien ne vous sied si bien.
CLYMENE
On me l’a dit cent fois.
TELAMON
On ne vous l’a pas dit peut-être au fond d’un bois.
En ces forets, je vous prie,
Ecartons-nous un moment,
Et mettons de la partie
L’ombre et l’amour seulement.
CLYMENE
Tout rendez-vous un peu sombre
Doit toujours être évité:
Quand je vois l’amour et l’ombre,
Je vais d’un autre côté.
TELAMON
C’est trop s’en défier. Mais, dites-moi, Clymène,
Daphné montre en ses yeux une secrète peine;
Qui la cause ? Leucippe est-il ce bienheureux ?
Ou plutôt est-ce un dieu qui s’attire ces voeux ?
Je m’y connais, l’Amour la touche.
CLYMENE
On se laisse assez toucher,
Mais on aime à le cacher;
Et d’une jeune farouche
L’Amour est plus tôt vainqueur
Qu’il n’a tiré de sa bouche
Le nom qu’elle a dans le cœur.
TELAMON
N’en saurai-je pas plus ?
CLYMENE
Je n’ai rien appris d’elle.
TELAMON
Vous voulez garder ce secret:
Je serais importun aussi bien qu’indiscret
Si je vous pressais trop, et la chasse m’appelle.
Adieu, Nymphe cruelle.
SCENE III DAPHNE, CLYMENE.
DAPHNE
Je vous ai tous deux entendus:
Heureuse, si Tharsis ne me pressait pas plus !
SCENE IV DAPHNE, LEUCIPPE.
LEUCIPPE
Puis-je interrompre le silence
Qu’en ces paisibles lieux peut-être vous cherchez ?
Me le permettez-vous ?
DAPHNE
Oui, Leucippe, approchez;
On ne craint pas votre présence;
Venez me consoler de celle de Tharsis.
LEUCIPPE
Et qu’ordonnerez-vous de mes propres soucis ?
Mon rival ne peut plaire à l’objet qu’il adore,
Un sentiment jaloux ne me peut alarmer:
C’est beaucoup; mais que dis-je ? ah ! ce n’est rien encore
Vous savez bien haïr, mais pourriez-vous aimer ?
DAPHNE
J’ai souffert votre amour; répondez-vous vous-même.
LEUCIPPE
Ô dieux ! qu’ai-je entendu ? quelle gloire suprême !
Quel bonheur ! Doux transports qui venez me saisir,
Exprimez, s’il se peut, ma joie et mon plaisir,
Et votre juste violence.
Princesse, après l’aveu qui vient de me charmer,
Je ne sais rien, pour m’exprimer,
Que le langage du silence.
DAPHNE et LEUCIPPE Ensemble:
Ô bienheureux soupirs, favorables moments
Où l’un et l’autre cœur, plein de doux sentiments,
Aime, et le dit, et se fait croire !
Les dieux, dans leurs ravissements,
Les dieux, au milieu de leur gloire,
Sont moins dieux quelquefois que ne sont les amants.
LEUCIPPE
Je bénis mon destin, et cependant Pénée
Favorise mon rival.
DAPHNE
Quand il aurait pour lui le dieu même Hyménée,
Ce n’est pas son bonheur qui fera votre mal.
LEUCIPPE
Et mon bien ?
DAPHNE
Attendez la réponse d’Ismèle:
Peut-être elle sera favorable à nos voeux.
Allez: il reviendra quelque moment heureux;
Daphné craint qu’on ne trouve un amant avec elle.
SCENE V
DAPHNE Demeurée seule:
Que notre sexe a d’ennemis !
A combien de tyrans le destin l’a soumis !
Des amants importuns, un père inexorable,
Un devoir impitoyable;
Tout combat nos désirs: trop heureuses encor
Si nous n’avions que cette peine !
Mais il faut, par un double effort,
Ainsi que notre amour, surmonter notre haine.
SCENE VI PENEE, DAPHNE, THARSIS.
PENEE
Daphné, rendez grâces aux dieux:
Cet ours fatal aux bergeries,
Fatal aux autres ours, teint de sang nos prairies;
Tharsis a vaincu seul ce monstre furieux.
THARSIS
L’Amour m’accompagnait; lui seul en a la gloire:
Ce n’est pas à mes mains qu’on doit cette victoire,
Belle Daphné, c’est à vos yeux.
PENEE
Ma fille, venez voir aussi l’énorme bête.
Réjouissez-vous, bergers;
Que les ours soient de la fête:
Ils avaient part aux dangers.
SCENE VII THARSIS, TELAMON.
THARSIS
Daphné ne peut souffrir ma flamme.
Si je parlais au Sort ?
TELAMON
Changera-t-il son âme ?
THARSIS
Je vais le consulter. attends ici Tharsis.
SCENE VIII
MOMUS Demeuré seul, et quittant le personnage de Télamon:
Vous qui de votre sort, voulez être éclaircis,
Consultez, comme moi, le démon de la treille;
Mon oracle est Bacchus, quand j’ai quelques soucis,
Et ma sibylle est la bouteille.
Cette chasse m’altère. Ah ! si Bacchus… Je croi
Que ce dieu m’entendait.
SCENE IX
BACCHUS Qui descend sur son berceau tiré par des tigres:
Momus, monte avec moi
Viens écouter d’ici tous les chants de victoire.
Ces gens m’ont au spectacle invité, les voici.
Quoi ! la peau de leur ours aussi ?
SCENE X BACCHUS, MOMUS, troupe de Sylvains, de chasseurs,et de bergers.
Momus monte dans le berceau, qui s’arrête au milieu des airs. Cependant quatre chasseurs, et autant de Sylvains qui mènent chacun un ours, entrent sur la scène. Un autre Sylvain les suit, portant en guise de trophée la peau de l’ours au bout d’un épieu. Des chœurs de bergers les accompagnent. Toute cette troupe fait le tour du théâtre, au son des cors et de leurs fanfares. Le Sylvain chargé du trophée se place au milieu de la scène, et un chasseur chante ces paroles:
Tharsis, nous érigeons ce trophée à ta gloire
UN SYLVAIN
Par ta valeur, le monstre a vu finir son sort.
UN BERGER
L’ennemi commun est mort.
MOMUS Comme s’il chantait en éloignement:
Noyez-en dans le vin la funeste mémoire.
UN CHASSEUR Se tournant vers l’endroit où est le char de Bacchus:
N’est-ce pas Télamon qui nous invite à boire ?
TOUTE LA TROUPE L’ayant aperçu, dit:
Ô le mortel heureux, d’être aimé de Bacchus !
UN SYLVAIN
Amis, laissons à part les discours superflus.
L’ours est mort.
UN CHASSEUR
L’ours ne vit plus.
UN BERGER
L’ours a passe l’onde noire.
TOUS Ensemble:
Noyons-en dans le vin la funeste mémoire.
Les chasseurs et les Sylvains dansent à l’entour du trophée et font une forme de bacchanales. Les Sylvains sont suivis de leurs ours, qui vont en cadence. Pendant que les danseurs se reposent, Bacchus et Momus, faisant la débauche sous le berceau suspendu, animent toute cette troupe par leur exemple.
BACCHUS A Momus:
Cher compagnon, me veux-tu croire ?
Courons ensemble le pays;
Tu sais médire, et je sais boire:
Nous ne manquerons point d’amis.
MOMUS
Toujours le vin et la satire
Tiennent aux tables le haut bout;
Tu sais boire, et je sais médire:
Voilà de quoi passer partout.
Personnages, Prologue, Acte I, Acte II, Acte IV, Acte V.
ACTE IV Scène I, Scène II, Scène III, Scène IV, Scène V
La décoration de cet acte est un antre, dont les avenues ont quelque chose d’inculte, de sauvage, et de difficile abord: et au fond un autel rustique et sans beaucoup d’ornements.
SCENE PREMIERE CLYMÈNE, AMINTE.
Clymène et Aminte, Nymphes de Daphné, viennent les premières et précèdent Pénée et sa Cour, pour apprendre de la Sibylle leur aventure.
CLYMÈNE
Quel étrange et sombre palais!
Je frémis à le voir; n’as-tu point peur, Aminte ?
Va seule dans ces lieux; pour moi, j’ai trop de crainte.
AMINTE
Qu’y demanderais-tu ? tes voeux sont satisfaits.
Philandre a l’âme blessée
Des traits dont tu sais charmer;
Moi, que Tircis a laissée,
J’ai sujet d’être empressée
Pour savoir qui doit m’aimer.
CLYMÈNE
Je te rends ce Tircis; son ardeur m’importune.
AMINTE
J’aurai donc pour toute fortune
Ton refus.
CLYMENE
Que t’importe ? examine ton cœur;
Et si Tircis te plaît, laisse le point d’honneur.
AMINTE
Tu ris; que diras-tu, si je fais qu’il te quitte?
CLYMÈNE
Mes rigueurs en cela préviendront ton mérite.
AMINTE
Tu dois aux miennes ce berger
Que mes faveurs vont rengager.
CLYMÈNE et AMINTE Ensemble:
Une fille a cent adresses
Pour rebuter un amant;
Mais de dire ses finesses
Pour faire un engagement,
On ne le peut nullement.
CLYMÈNE
Voilà, sans consulter Ismèle
Un oracle bientôt rendu.
AMINTE
Aurait-elle mieux répondu ?
CLYMÈNE
Non, et nous nous pouvons désormais passer d’elle:
Aussi bien l’intérêt de Daphné nous appelle.
SCENE II ISMÈLE, DAPHNE, PÉNÉE et sa Cour.
Ismèle sort du fond de l’antre, accompagnée de deux ou trois prêtresses aussi vieilles qu’elle. D’un autre côté, Pénée vient avec Daphné et les fleuves de sa Cour.
PÉNÉE À Daphné:
Ma fille, tout est prêt; Ismèle va sortir:
N’ayez point de repentir,
Si le choix des dieux est autre
Que le vôtre.
ISMÈLE Après quelques cérémonies étranges, dit, en invoquant la divinité:
Monarque de l’Olympe, en qui sont tous les temps,
Qui les fais devant toi passer comme moments,
Et pour qui n’est qu’un point toute la destinée,
Dis-nous, Ô maître des dieux,
À qui doit être donnée
La princesse de ces lieux.
Où sont tes truchements ? es-tu sourd aux prières ?
Fantômes, qui savez peindre en mille manières
Les secrets du destin gravés au haut des cieux,
Simulacres volants, frères du dieu des songes,
Faites-nous voir sans mensonges
Ce qu’ont ordonné les dieux
Sur un si digne hyménée;
Dites-nous la destinée
De la Nymphe de ces lieux.
Après ces paroles, Ismèle, comme possédée du dieu, danse avec les autres prêtresses, tantôt comme si elles allaient tomber en extase, et tantôt avec des contorsions étranges. Pendant qu’elles dansent, des enfants, en guise de petits démons, et représentant les simulacres et les espèces qui s’offrent aux yeux, viennent de divers endroits du ciel se présenter à Ismèle, portant des branches et des couronnes de laurier. Ismèle, ayant vu ces objets, dit:
Que vois-je! quel objet! quelle image à mes yeux
Si vive et si claire
Vient se présenter,
Et me tourmenter
Plus qu’à l’ordinaire ?
L’objet
Me fait
Tressaillir:
Je sens
Mes sens
Défaillir.
AMPHRISE, fleuve
Les dieux à leur interprète
Ont fait un étrange don;
Ne peut-on être prophète,
Si l’on ne perd la raison ?
APIDAME SPERCHEE et AMPHRISE
Ensemble:
Les démons
Vont l’agitant,
Ses poumons
Vont haletant;
Et son coeur va palpitant.
Les ressorts
De son corps,
Son esprit,
Tout pâtit.
ISMÈI,E Jetant en l’air des feuilles sur lesquelles elle a écrit sa réponse:
Qu’on se taise: soyez attentifs aux mystères.
J’épands en l’air ces caractères:
C’est ma réponse; il faut la poser sur l’autel.
Démons, peuples légers, ministres de l’oracle,
Cherchez-la; car aucun mortel
Ne la peut trouver sans miracle.
A ce commandement d’Ismèle, les esprits habitants de l’air cherchent en dansant les feuilles que la Sibylle a jetées, et les viennent, en dansant aussi, poser sur l’autel. Ismèle assemble ces feuilles, et dit à Pénée et à Daphné:
Approchez-vous, lisez, et que dans ce vallon
Un invisible chœur mon oracle répète.
PÉNÉE et DAPHNE Lisant:
Daphné doit aujourd’hui couronner Apollon.
CHŒUR
Daphné doit aujourd’hui couronner Apollon.
PÉNÉE A Ismèle:
Ismèle, servez-vous vous-même d’interprète;
Expliquez-nous l’ordre des dieux.
AMPHRISE
Un prophète entend-il les choses qu’il annonce ?
C’est à l’événement d’expliquer sa réponse.
ISMÈLE
Adieu, princesse, adieu, je vous laisse en ces lieux.
SCENE III PÉNÉE, DAPHNÉ, et leur Cour.
PÉNÉE
Couronner Apollon! Qu’importe à l’hyménée
De la fille de Pénée ?
Pour comprendre ces mots, je fais un vain effort.
AMPHRISE
Nos conseils ont été frivoles;
La seule obscurité fait le prix des paroles
Que l’on cherche aux livres du Sort.
PÉNÉE À Daphné:
Ma fille, rendez-vous aux volontés d’un père:
Qu’il soit votre oracle aujourd’hui
Aimez Tharsis; il vous doit plaire;
Toute notre Cour est pour lui.
APIDAME
Tels étaient ces mortels pour qui l’idolâtrie
Commença d’introduire au monde son pouvoir.
AMPHRISE
Il a tout l’air d’un dieu; l’on dirait à le voir,
Que l’Olympe est sa patrie.
DAPHNE
Hélas! j’en crus autant, lorsqu’en notre prairie
Je le vis arriver inconnu dans ces lieux.
Maintenant mon cœur tâche à démentir mes yeux.
Ne m’en accusez point: quelque force suprême
M’entretient malgré moi dans cette erreur extrême.
Que Tharsis soit parfait, qu’il ait l’air qu’ont les dieux,
Est-ce par raison que l’on aime ?
PÉNÉE
L’hymen change les coeurs: suivez mes volontés.
DAPHNE
Quoi! Seigneur, vous aussi vous me persécutez!
De ses autres tyrans sans peine on se console;
Mais d’un père! un père m’immole!
Je tiens le jour de vous, Seigneur; vous me l’ôtez.
PÉNÉE
Moi, je perdrais Daphné! qu’ai-je à conserver qu’elle ?
L’hymen m’a-t-il fait d’autres dons ?
DAPHNE
Cependant, quand je vous appelle
Du plus tendre de tous les noms,
Vous ne vous souvenez que de votre puissance;
Vous regardez l’obéissance,
La raison, et jamais d’autres tyrans plus doux;
Il en est toutefois. Leucippe vient à nous:
Je lui vais ôter l’espérance.
Vous le voulez, Seigneur; je le lis dans vos yeux.
SCÈNE IV DAPHNE, LEUCIPPE.
DAPHNE
Leucippe, il faut tâcher d’éteindre votre flamme.
Je ne puis être à vous.
LEUCIPPE
Ô cieux! injustes cieux!
Est-ce là votre arrêt?
DAPHNÉ
Cet oracle odieux
Vient de mon père seul.
LEUCIPPE
Votre père et les dieux
Disposent de mon sort, mais non pas de mon âme:
Moi-même en suis-je maître ?
DAPHNÉ
Il le faut.
LEUCIPPE
Ah! Daphné!
Que ce mot est facile à dire!
Et que l’amour possède avecque peu d’empire
Un cœur que la contrainte a si tôt entraîné!
DAPHNÉ
Quoi! faut-il que mon coeur soit par vous soupçonné ?
Cruel! n’avais-je pas encore assez de peine?
LEUCIPPE
Enfin donc le Destin me déclare sa haine;
Vous serez à Tharsis; et moi, par mes soupirs,
J’augmenterai ses plaisirs.
DAPHNÉ
Plût au Ciel que Tharsis causât seul vos alarmes,
Et qu’un père…
LEUCIPPE
Achevez.
DAPHNÉ
Eh! que sert d’achever
Un souhait qu’on sait bien qui ne peut arriver?
LEUCIPPE
Il n’importe, mon âme y trouvera des charmes.
DAPHNÉ
Ne m’aimez plus.
LEUCIPPE
Le puis-je ? et le souhaitez-vous ?
DAPHNÉ
Vos tourments ont pour moi quelque chose de doux,
Il est vrai; mais cessez.
LEUCIPPE
Hélas! cesser de vivre
Est le seul remède à mon mal.
Voilà le parti qu’il faut suivre;
Mais avec moi je veux perdre aussi mon rival.
Vous ne me serez pas impunément ravie:
Non, Daphné. Vous pleurez? Ah! princesse, je dois
Mourir pour vos yeux mille fois.
Avant qu’avoir Daphné, Tharsis aura ma vie.
Je ne puis voir tant de biens
En d’autres bras que les miens:
Que mon rival me les cède,
Et renonce à votre amour,
Ou qu’il m’ôte aussi le jour
Si l’on veut qu’il vous possède.
DAPHNÉ
Leucippe, si je vous perds,
Il faut que dans nos déserts
La solitude me donne
Un sort plus calme et plus doux;
Et ne pouvant être à vous, je ne veux être à personne.
SCÈNE V APOLLON, LEUCIPPE, DAPHNE.
Apollon descend sur un trône de lumière. Cette pompe est jointe à une musique douce. Il est entouré des Heures, qui chantent ces mots:
Daphné, portez vos yeux
Sur le plus beau des dieux.
Daphné s’enfuit aussitôt qu’elle a reconnu Apollon sous le visage de Tharsis.
APOLLON
Tu me fuis, divine mortelle !
Où cours-tu ? n’aperçois-tu pas
Un précipice sous tes pas?
Il est plein de serpents: détourne-toi, cruelle.
Suis-je encor plus à craindre? Et rien dans ce vallon
Ne peut-il t’arrêter quand tu fuis Apollon ?
Quoi ! tant de haine en une belle !
Insolent, qui brûles pour elle,
Renonce à l’hymen de Daphné;
C’est Apollon qui te l’ordonne.
Regarde quel rival ton malheur t’a donné.
LEUCIPPE
Mon malheur? Dis le tien. Toi, le fils de Latone!
N’es-tu pas ce Tharsis que tantôt on a vu ?
D’un magique ornement ton front s’est revêtu.
Enchanteur, penses-tu que ta pompe m’étonne ?
Ce n’est qu’un songe, ce n’est rien;
Va tromper d’autres yeux, et me laisse mon bien.
APOLLON
Ô dieux ! ô citoyens du lumineux empire!
Que vient un mortel de me dire ?
Malheureux, ton orgueil s’en va te coûter cher.
Les dieux ne sont pas insensibles.
Qu’on l’attache sur ce rocher
Avec des chaînes invisibles.
Ce commandement est exécuté par les ministres de la puissance d’Apollon, qui va se faire voir à Pénée, non plus sous le personnage de Tharsis, mais sous le sien propre.
Personnages, Prologue, Acte I, Acte II, Acte III, Acte V.
ACTE V Scène I, Scène II, Scène III, Scène IV, Scène V, Scène VI,
Le théâtre est une suite de rochers; on y voit Leucippe retenu, sans que ses liens paraissent. Il est debout, appuyé, dans l’endroit le plus en vue.
SCENE PREMIERE
LEUCIPPE Sur un rocher:
Astres, soyez témoins de ces injustes fers.
J’atteste ici tout l’Univers,
Et les vents emportent ma plainte.
Jupiter, je t’implore; on veut forcer les cœurs :
Il n’est plus de libres ardeurs,
Ni d’autres lois que la contrainte.
Loges-tu dans le ciel ou dans les antres sourds ?
Ecoutez-moi, déserts; on m’ôte mes amours:
Est-il douleur pareille ?
Qui me consolera sur ce rocher fatal ?
Leucippe est un spectacle à son cruel rival.
Déserts, écoutez-moi: les dieux ferment l’oreille.
Daphné entend cette plainte à l’un des coins du théâtre.
SCÈNE II DAPHNÉ, LEUCIPPE.
DAPHNÉ,
Qui vous consolera? ne le savez-vous pas?
LEUCIPPE
Quoi! je vous vois! c’est vous! c’est ma princesse! Hélas !
J’avais perdu l’espoir d’une faveur si douce.
Craignez-vous d’approcher?
DAPHNE
Je sens qu’on me repousse:
Quelque charme arrête mes pas.
Mais, si c’est adoucir vos peines
Qu’y prendre part, souffrir ces gênes,
Gémir avec vous sous ces chitines,
Vous aimer malgré tous, malgré Cieux, malgré Sort,
Votre princesse en est capable.
LEUCIPPE
Apollon, Apollon, tu fais un vain effort!
Je ne suis plus le misérable.
DAPHNE
Hélas! j’irrite un dieu jaloux et redoutable.
A qui dois-je adresser ma voix ?
Je n’ose t’invoquer, déesse de nos bois .
Dans ta Cour, dans ton cœur, autrefois j’avais place;
L’amour m’en a bannie; écoute toutefois:
Je ne demande point pour grâce
Que tu souffres mes feux, et qu’un hymen charmant
Engage à d’autres dieux celle qui t’a servie;
Délivre seulement
Mon amant,
Et prends le reste de ma vie.
SCÈNE III APOLLON, DAPHNE, LEUCIPPE.
APOLLON
Pourquoi finir vos jours en des lieux pleins d’ennui ?
Trouvez-vous le dieu du Parnasse
Plus affreux qu’un désert ?
Daphné témoigne vouloir s’enfuir.
Hélas! ce dieu la chasse:
Elle aime mieux mourir que régner avec lui.
C’est toi qui nous causes ces peines.
Mortel, contre les dieux oses-tu contester?
LEUCIPPE
Mes amours sont mes dieux.
APOLLON
Qu’on redouble ses chaînes
Démons!
DAPHNÉ Se jetant à ses genoux:
Faites-les arrêter.
Pouvez-vous bien me voir à vos pieds toute en larmes,
Sans vous laisser toucher le cœur ?
APOLLON
Daphné, C’est contre vous que retournent ces armes.
La pitié redouble vos charmes;
En combattant l’amour, elle le rend vainqueur.
Votre douleur vous nuit; vous en êtes plus belle.
Venez, venez être immortelle:
Je l’obtiendrai du Sort, ou je jure vos yeux
Que les cieux
Regretteront notre présence.
Zéphyrs, enlevez-la malgré sa résistance.
DAPHNE S’enfuyant:
Ô dieux! consentez-vous à cette violence?
SCENE IV
DIANE Aussitôt paraît sur son char, et crie aux Zéphyrs:
Démons, gardez de lui toucher!
Deviens laurier, Daphné; Leucippe, sois rocher.
SCÈNE V A peine Diane a parlé, que le, deux métamorphoses se font, et la déesse remonte au ciel.
APOLLON Accourt, et fait cette plainte:
Barbare, qu’as-tu fait? détruire un tel ouvrage!
Faire à ton frère un tel outrage !
Cruelle soeur, Cruelle, et cent fois plus sauvage
Que les ours avec qui tu vis !
Que de trésors tu m’as ravis
Rends-moi ces biens, rends-moi ce divin assemblage.
Daphné, vous n’êtes plus, j’ai perdu mes amours,
Et ne saurais perdre la vie
Heureux mortels, vos Pleurs cessent avec Vos jours:
La mort est un bien que j’envie.
Puissent les cieux cesser leur cours !
Périsse l’Univers avecque ma princesse
SCÈNE VI APOLLON, L’AMOUR
L’AMOUR Qui descend sur le char de sa mère:
Sèche tes pleurs, elle est déesse.
Viens l’épouser: mes traits se sont assez vengés;
Ces mouvements de haine en amour sont changés.
APOLLON
Puis-je t’ajouter foi ? m’as-tu fait cette grâce ?
L’AMOUR
Viens l’éprouver.
APOLLON
Allons, et que sur le Parnasse
On célèbre des jeux à l’honneur de Daphné.
Que le vainqueur y soit de laurier couronné.
Bel arbre, adieu. je quitte à regret cette place,
Et veux qu’à l’avenir on ceigne de lauriers
Le front de mes sujets et celui des guerriers.
Apollon monte dans le char où est l’Amour, et tous deux retournant au ciel. Le théâtre change aussitôt. Le Parnasse se découvre au fond. Quelques Mimes sont assises en divers endroits de sa croupe, et quelques poètes à leurs pieds. Sur le sommet, le palais du dieu se fait voir. Les deux côtés du théâtre sont deux galeries qui ressemblent à celles où on étale des raretés les jours de jète et les jours de foire. Là sont les archives du Destin. L’architecture est ornée de feuilles de laurier. Sous chaque portique est un buste; il y en a neuf de conquérants et autant dé poètes; les conquérants d’un côté, les poètes de l’autre. Les conquérants sont Cyrus, Alexandre, etc. ; et les poètes sont Homère, Anacréon, Pindare, Virgile, Horace, Ovide, l’Arioste, le Tasse, et Malherbe. Apollon a voulu que l’avenir fût montré en faveur de cette fête.
UN POÈTE HÉROÏQUE commence les jeux et chante ceci:
Quel prince offre à mes yeux des lauriers toujours verts ?
Je vois dans l’avenir cent potentats divers
Lui disputer en vain l’honneur de la victoire.
Ô toi, fils de Latone, amour de l’Univers,
Protecteur des doux sons, des beaux-arts, des bons vers,
Aide-nous à chanter sa gloire!
MELPOMÈNE
Ce n’est pas l’ouvrage d’un jour:
Sublime, allez dormir encor sur le Parnasse,
Et vous, clairons, faites place
Aux doux concerts de l’Amour.
PHII,IS, jeune muse, et DAPHNIS, poète lyrique, entrent sur la scène, accompagnés d’une musique de flûtes, de hautbois, et de musettes, et chantent ce dialogue de pastorale:
PHILIS
Les Zéphyrs sont de retour:
Flore avec eux se promène.
DAPHNIS
Savez-vous qui les ramène ?
C’est l’Amour.
PHILIS
De quoi parle en ce séjour
La savante Philomèle ?
DAPHNIS
Et de quoi parlerait-elle,
Que d’amour?
PHILIS et DAPHNIS Ensemble:
Faisons aussi notre cour
Au printemps vêtu de roses;
Ayons, comme toutes choses,
De l’amour.
UN POÈTE SATIRIQUE vient brusquement les interrompre, et dit:
Aimez, mais permettez que je parle à mon tour.
Comment faire
Pour se taire ?
Le monde est plein de sots, de l’un à l’autre bout;
Le passé, le présent, et l’avenir surtout.
Comment faire
Pour se taire ?
CHŒUR
Comment faire
Pour se taire ?
THALIE
Ridicules, envoyez-nous
Les principaux d’entre vous.
Cinq ridicules entrent sur la scène. C’est une coquette emportée, une précieuse, un méchant poète, un homme affectant le bel air, et un vieillard amoureux.
LE MÉCHANT POÈTE, chargé des intérêts de la troupe, dit ces paroles:
Quoi! dans ces lieux sacrés on souffre la satire!
THALIE
Soyez les premiers à rire.
Les ridicules se consolent et font une entrée, dansant tous sur les mêmes pas, et gardant toutefois, autant qu’ils peuvent, leur caractère.
Mercure, monté sur Pégase, descend au sacré vallon. Il interrompt la danse des ridicules, et vient présenter trois couronnes de laurier à ces trois genres de poésie.
MERCURE
Chacun de vous doit être couronné:
Recevez ces présents de la part de Daphné.
Elle est maintenant déesse,
Aimant le dieu de ces lieux:
Poussez-en jusques aux cieux
Des chants remplis d’allégresse.
Mercure revole au ciel, ayant laissé Pégase sur le double mont. Quatre auteurs lyriques et autant de Muses du même genre viennent danser en témoignage de joie; puis les ridicules se mêlent avec eux, formant de différentes figures avec des branches de laurier qu’ils portent tous, et dont ils se font des espèces de berceaux. C’est le grand ballet.
Après qu’ils ont dansé une fois, UNE MUSE DU GENRE LYRIQUE chante ceci:
Il n’est que de s’enflammer;
Laissez, laissez-vous charmer;
La raison vous y convie:
Sans le dieu qui fait aimer,
Que serait-ce que la vie ?
Le grand ballet recommence encore,
puis UNE AUTRE MUSE LYRIQUE chante ce second couplet:
Chacun sert quelque désir;
Tout consiste à bien choisir;
Faites-vous de douces chaînes:
En amour tout est plaisir,
Et même jusques aux peines.
CHŒUR
Aimez, doctes nourrissons:
S’il n’était point d’amour, serait-il des chansons ?