” Du Cerf et du Cheval “ – Le Cheval qui n’avait point encore été dompté par le mors ni par la bride, se plaignait un jour à un Paysan d’un Cerf qui venait manger l’herbe dans un Pré où il paissait, et le pria de l’aider à en tirer vengeance. ” Je le veux bien, dit le Paysan, à condition que vous ferez tout ce que je vous dirai. ” Le Cheval y acquiesça. Alors le Paysan profitant de l’occasion, lui mit sur le dos une selle et un mors à la bouche. Il monta dessus, et poursuivit le Cerf avec tant d’ardeur, qu’il l’atteignit et le tua. Le Cheval hennissait de joie, se voyant si bien vengé, et ne craignant plus les insultes du Cerf. Mais le Paysan qui connut combien le Cheval lui pouvait être utile dans la suite, au lieu de le mettre en liberté, le conduisit chez lui, l’attacha à une charrue, et le fit servir à labourer la terre.
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Esope – (VIIe-VIe siècle av. J.-C) Du Cerf et du Cheval.
Equus et Aper
Equus sedare solitus quo fuerat sitim,
dum sese aper uolutat turbauit uadum.
Hinc orta lis est. Sonipes, iratus fero,
auxilium petiit hominis; quem dorso leuans
rediit ad hostem laetus. Hunc telis eques
postquam interfecit, sic locutus traditur:
“Laetor tulisse auxilium me precibus tuis;
nam praedam cepi et didici quam sis utilis.”
Atque ita coegit frenos inuitum pati.
Tum maestus ille: “Paruae uindictam rei
dum quaero demens, seruitutem repperi.”
Haec iracundos admonebit fabula
inpune potius laedi quam dedi alteri.
- Phedre – (14 av. J.-C. – vers 50 ap. J.-C.)
Le Cheval et le Sanglier
Le Sanglier, en se vautrant, troubla l’eau d’un gué où le Cheval avait coutume de se désaltérer : de là une querelle. Le fougueux coursier irrité, implora le secours de l’homme, le reçut sur son dos, puis revint trouver son ennemi. On dit que le cavalier, après avoir lancé ses traits et tué le Sanglier, parla ainsi au Cheval : «Je me réjouis de t’avoir accordé le secours que tu m’as demandé, car j’ai fait une belle conquête, et je sens combien tu peux m’être utile. » Aussitôt il le força à souffrir un frein. «Insensé que je suis, dit alors le Cheval tout consterné, je cherchais à me venger d’une offense légère, et j’ai trouvé l’esclavage. »
Cette fable apprend aux hommes irritables, qu’il vaut mieux dévorer une insulte, que de se livrer à un étranger.
- Fable de Phedre traduite par Ernest Panckoucke ‘ 1808 – 1886) édition 1839
Le Cheval s’étant voulu venger du Cerf
De tout temps les Chevaux ne sont nés pour les hommes.
Lorsque le genre humain de gland se contentait,
Ane, Cheval, et Mule, aux forêts habitait ;
Et l’on ne voyait point, comme au siècle où nous sommes,
Tant de selles et tant de bâts,
Tant de harnois pour les combats,
Tant de chaises, tant de carrosses,
Comme aussi ne voyait-on pas
Tant de festins et tant de noces.
Or un Cheval eut alors différent
Avec un Cerf plein de vitesse,
Et ne pouvant l’attraper en courant,
Il eut recours à l’Homme, implora son adresse.
L’Homme lui mit un frein, lui sauta sur le dos,
Ne lui donna point de repos
Que le Cerf ne fût pris, et n’y laissât la vie ;
Et cela fait, le Cheval remercie
L’Homme son bienfaiteur, disant : Je suis à vous ;
Adieu. Je m’en retourne en mon séjour sauvage.
– Non pas cela, dit l’Homme ; il fait meilleur chez nous :
Je vois trop quel est votre usage.
Demeurez donc ; vous serez bien traité.
Et jusqu’au ventre en la litière.
Hélas ! que sert la bonne chère
Quand on n’a pas la liberté ?
Le Cheval s’aperçut qu’il avait fait folie ;
Mais il n’était plus temps : déjà son écurie
Etait prête et toute bâtie.
Il y mourut en traînant son lien.
Sage s’il eût remis une légère offense.
Quel que soit le plaisir que cause la vengeance,
C’est l’acheter trop cher, que l’acheter d’un bien
Sans qui les autres ne sont rien.
- Jean de la Fontaine – (1621 – 1695)