A Monsieur Despreaux
UN Lion vigoureux en sa verte jeunesse,
Mais à qui la longueur des ans
Avoit presque émoussé les ongles & les dents,
Languissoit tristement accablé de vieillesse.
Les autres animaux donc il fut la terreur,
Par mépri & d’un air moqueur,
Venoient autour de luy faire la caracole ;
Le Lion soufrit tout de l’Ours, du Léopard,
Du Taureau, du Cheval, du Singe & du Renard,
Sans lâcher la moindre parole.
Mais quand il vit que l’Ane en voulut faire autant,
Il s’écria pour lors : ah ! chetive pécore,
Quoyque je puisse bien encore
T’en faire repentir par ma griffe & ma dent,
Je laisse à quelque Loup le foin de ma vengeance,
Si je te déchirois même en ma défaillance,
Tu perirois trop noblement.
Ce Lion pacifique à cause d’un long âge,
Cher Despreaux, est ton image,
Et Pradon est representé
Sous celle de l’Ane Bâté;
Ce fat dans certaine Critique,
Qu’il trouve un chef-d’oeuvre à son gré,
Et qu’il n’a point de sel Attique,
T’ose traiter de sol au sublime degré;
Mais crois-moy, cher Ami, sans te mettre en colère,
Méprise en vieux Lion ce jeune & franc Baudet ,
il ne mérite pas un si noble Adversaire,
Et par là tu rendras l’Apologue complet.
« Du vieux Lion, et des autres Bêtes »
François Gacon, 1667 – 1725