Polyphème et Galatée
Luis de Góngora y Argote, poète – fable XVIº
Luis de Góngora y Argote, né le 11 juillet 1561 à Cordoue où il est mort le 24 mai 1627, est un poète baroque espagnol…
Galatée une des Néréides, aimée de Polyphème et d’Acis, elle préféra ce jeune et beau berger au difforme Cyclope. Polyphème, ayant surpris Acis avec sa maitresse Galatée fut indigné de cette préférence. Très en colère contre son rival il lança un énorme rocher sur Acis, et l’écrasa. Galatée se jeta dans la mer, et rejoignit les Néréides ses sœurs.
Au très excellent seigneur Comte De Niebla
Ces rimes sonores que me dicta
Une docte, oui, quoique bucolique Thalie,
O comte excellent ! — en les heures pourprées
Où rose est l’aube et le jour incarnat,
A présent que de lumière tu dores ta Niebla
Écoute-les au son de mon chalumeau,
Puisque les murs de Huelva ne te voient
Peigner le vent et fatiguer la forêt.
A jeun, sur le poing du maître, polisse
Le généreux oiseau son plumage,
Ou si muet sur la perche, qu’il présume
Mais vainement démentir son grelot;
Au cheval andalou fasse l’ocieuse écume
Ronger le frein d’or blanchi ;
Gémisse le lévrier au cordon de soie,
Et qu’enfin au cor la cithare succède !
Trêve à l’exercice robuste fassent
Un loisir attentif, un doux silence, tandis
Que sous le dais auguste tu écoutes
Du musicien géant la fière chanson.
Ce jour, alternent tes goûts avec les Muses
Et si la mienne peut t’offrir un clairon
Tel qu’il ne soit le second de la Renommée,
Ton nom ouïront les termes du monde.
Fable de Polyphème et Galatée
Là où l’écumeuse mer sicilienne
Pare d’argent le pied de Lilybée,
Voûte des forges de Vulcain
Ou tombe des os de Typhée,
Une plaine cendreuse donne de pâles marques
Sinon d’un sacrilège désir
Du moins d’un dur office ; là un haut rocher
Est bâillon à la bouche d’une grotte.
Rude garniture de ce dur écueil..
Sont des troncs robustes à la crinière desquels
Doit moins de lumière et moins d’air pur
La profonde caverne qu’au bloc de pierre.
Son sein obscur est couche caligineuse
De la noire nuit : nous l’enseigne
Une infâme tourbe de nocturnes oiseaux
Gémissant tristes et volant graves.
Adonc de ce formidable bâillement
De la terre le mélancolique vide
Est de Polyphème, horreur de ces montagnes,
La barbare cabane, l’abri sombre,
Et la spacieuse étable où il enclôt
Tout le bétail cachant les âpres sommets
Des montagnes, — beau troupeau
Qu’un sifflement rassemble et que scelle un rocher.
C’est un mont de membres éminent
Celui qui, de Neptune fils fier,
Illustre Torbe de son front d’un œil
Émule quasi du plus grand astre ;
Cyclope à qui un pin très vigoureux
Bâton était obéissant et si léger,
Et sous son grave poids jonc si délié :
Un jour bâton et un autre houlette.
Noire, sa chevelure, imitatrice ondoyante
Des obscures eaux du Léthée,
Au vent qui la peigne procelleux
Vole sans ordre, pend sans soin.
Torrent impétueux est sa barbe
Oui, aduste enfant de cette Pyrénée,
Inonde sa poitrine — tard, mal ou vainement
Sillonnée des doigts de sa main.
La Trinacrie en ses montagnes
N’arma de cruauté, ne chaussa de vent
Nul fauve qui, véloce, rédime ou, léger, sauve
Sa peau tachetée de cent couleurs.
Tôt il est fourrure lui qui dans les bois était
Mortelle horreur à qui d’un pas lent
Réduisait les bœufs à leur abri
En foulant la douteuse lumière du jour.
D’autant plus rempli qu’il est plus vaste
Son sac est un enclos de fruits à peine noués,
De ceux que la tardive automne laisse confiés
Au sein douillet de l’herbe charitable :
La sorbe qui prend rides dans le foin,
La poire dont fut berceau doré
La blonde paille, pâle tutrice
Oui, avare, la nie et, prodigue, la dore.
Ce sac est hérisson de la châtaigne,
Du coing vert ou au jaune de datte,
De la pomme hypocrite qui trompe
Par sa pâleur, non, mais par son rouge;
Et du chêne, honneur de la montagne,
Qui fut pavillon au siècle doré.
Il garde le fruit, aliment, quoique grossier.
Du monde le meilleur, de la candeur première.
Cire et chanvre ont uni (ils ne l’eussent dû !)
Cent roseaux dont le bruit barbare
Est durement répété par plus d’échos
Que n’unirent de tiges chanvre et cire.
La forêt en est confondue, la mer s’altère,
Rompt Triton sa trompe tordue.
Assourdi fuit le vaisseau à voiles et rames :
Telle est la musique de Polyphème.
La fille de Doris, la nymphe la plus belle
Il adore ! que vit le royaume de l’écume.
Galatée est son nom et, suave, en elle
Vénus la triade de ses Grâces résume.
Sont une et une autre lumineuse étoile
Les yeux brillants de sa blanche plume.
Si roche de cristal elle n’est de Neptune
Paon de Vénus elle est ou cygne de Junon.
De pourpres roses sur Galatée
L’Aube entre des lys candides effeuille.
Doute l’Amour si sa couleur est plus
Pourpre neigée ou neige rouge.
De son front est la perle d’Erythrée
Vaine rivale; le dieu aveugle se fâche
Et, condamnée sa splendeur, la fait
Pendre, en or, à la nacre de l’oreille de Galatée.
Elle était jalousie des nymphes et tendresse
De tous les dieux qu’honore la mer,
Magnificence du marinier Enfant ailé
Qui sans fanal conduit sa conque.
Le rivage écoute Glaucus aux cheveux verts,
A la poitrine non écaillée, rauque,
Induire la belle ingrate à fouler
Sur un char de cristal des champs d’argent.
Jeune marin ceignant ses tempes céruléennes
Du plus tendre corail, Palémon
Est riche de tout ce que l’eau engendre de biens
Du Phare odieux au Promontoire extrême.
Il ne gagne pas plus les grâces — bien que dans le dédain
Un peu plus pardonné que Polyphème —
De celle qui, sans même l’ouïr, chaussée de plumes.
Autant de fleurs foula que lui d’écumes.
Fuit la belle nymphe, et le marin
Amant nageur voudrait bien être
(Puisque non aspic à son pied divin)
Pomme dorée à sa rapide course.
Mais quelle dent mortelle, quel métal fin
Pourra suspendre la fuite légère
Que le dédain précipite ? Oh ! combien se méprend
Dauphin suivant dans l’eau une biche sur terre !
Sicile en tout ce qu’elle occulte et offre
Est coupe de Bacchus, verger de Pomone;
Celle-ci l’enrichit d’autant de fruits
Que de raisins l’autre la couronne.
Sur son char qui paraît une herse estivale
Cérès jamais ne néglige ses campagnes
Aux épis profusément fertiles
Dont les provinces d’Europe sont les fourmis.
A Palès sa vigoureuse cime doit
Ce qu’à Cérès sa vallée — et plus encore —
Car si sur Tune pleuvent des grains d’or
Sur l’autre neigent à milliers des flocons de laine.
De tout ce qu’on fauche d’or et tond de neige,
De tout ce que gardent les futailles de raisins exprimés,
Galatée, soit religion soit amour,
Est la déesse quoique sans temple.
Sans autel, non ! car la marge de la mer écumeuse
Où elle arrête son pied léger
Est au laboureur autel de ses prémices
Et de sa tonte à l’éleveur;
Pour elle le jardinier verse entière
La corne d’abondance généreuse à ce pays
Sur la corbeille qu’a tressée, prolixe
Si artificieuse non, son honnête fille.
Arde la jeunesse, et les araires
Effleurent les terres qu’auparavant ils sillonnaient,
Mal conduits ou traînés
Par de tardifs bœufs tels leur maître errants.
Sans berger qui les siffle les troupeaux
Ignorent les craquements résonnants
Des frondes si, au lieu du berger pauvre,
Le zéphyr ne siffle ou ne craque le chêne.
La nuit, se tait le chien qui, le jour, endormi,
De tertre en tertre, d’ombre en ombre, gît.
Bêle le troupeau et, à son malheureux bêlement.
Nocturne le loup des forêts surgit,
S’acharne et, féroce, laisse humecté
Du sang de l’une ce que l’autre paîtra.
Amour révoque les sifflements de leur maître
Qui suit le silence du chien ou le sommeil.
La fugitive nymphe, cependant, là où
Dérobe un laurier son tronc au soleil ardent,
Donne au bord d’une fontaine autant de ses jasmins
Que la neige de son corps couvre d’herbe.
Doux se lamentent, doux se répondent
Un rossignol à un autre et doucement
Au sommeil donne les yeux de Galatée l’harmonie
Afin que n’embrasent trois soleils le jour.
Salamandre du Soleil vêtu d’étoiles
Le Chien du ciel aboyait, lorsque,
Poussiéreux les cheveux, d’humides étincelles
Sinon une ardente rosée suant,
Vint Acis et, des deux belles lumières
Voyant le doux occident dans le sommeil mol,
Sa bouche il donna et ses yeux tant qu’il put
Au sonore cristal, au cristal muet.
Était Acis un javelot de Cupidon.
D’un faune demi-dieu et demi-animal
Syméthis l’avait eu, la belle nymphe,
Gloire de la mer, honneur de son rivage.
Acier il suit, idolâtre il vénère
Le bel aimant, l’idole endormie.
Riche de tout ce qu’engendre un pauvre jardin,
Rendent les vaches et fomente le chêne,
II déposa près d’elle en une corbeille d’osier
L’humeur céleste récemment caillée
Que gardait l’amande ni verte ni sèche,
Une motte de beurre entre des joncs verts,
Dans un liège menu mais bien travaillé
Un blond enfant du creux d’un chêne,
Délicieux rayon de miel dont la cire
Perpétue le nectar du printemps.
Chaleureux, dans le ruisseau il plonge ses mains
Puis par elles porte les ondes à son front,
Entre deux myrtes qui d’écume blanchis
Deux hérons verts sont du courant.
Favone tira flatteusement
Les vagues courtines de voiles vains
Au lit de plein air ou
De fraîches ombres, de menu gazon.
Adonc la nymphe, à peine eut-elle entendu
Bouillonner l’argent sonore du ruisseau
Que, à ses vertes rives ingrate.
Elle se fit la faulx de leurs lys.
Elle fuirait ; mais froide se délaie.
Une paresseuse frayeur dans ses veines
Qui à la pressante fuite, au preste vol.
Fut ceps de neige, plumes de glace.
Elle trouva dans la corbeille du lait exprimé
Entre des joncs, du miel en rayons, mais sans maître.
A ce maître qui a adoré sa divinité
Elle doit reconnaissante son sommeil respecté.
A l’absence inclinée mille fois,
Cet indice non infime de courtoisie
La retient et, bien que glacée encore,
Elle est plus discursive et moins altérée.
Non au Cyclope elle attribue, non ! l’offrande.
Ni à un satyre lascif, ni à un autre laid
Habitant des forêts car, chez eux, les brides lâchées
Par le désir l’eussent été plus encore par son sommeil.
Alors le petit dieu au bandeau veut
Que — glorieuse ostentation, haut trophée ! —
L’arbre de sa mère s’orne
Du dédain jusque-là de Galatée.
Caché dans les rameaux de celui des hauts myrtes
Qui se lave le plus dans le ruisseau,
Il fait de la blanche poitrine
Un carquois de cristal au dard doré.
Le monstre de rigueur, la farouche
Contemple l’offrande déjà avec plus de tendresse
Et regrette même que le vert bocage garde encore
Dans des touffes confuses son maître pieux.
Elle rappellerait, bien que sans voix, mais elle ne sait
Articuler le nom qu’elle veut le plus,
Ni elle ne Fa vu, mais un pinceau suave
L’a esquissé dans sa fantaisie.
A son pied qui de crainte n’est plus si grave
Elle fie son dessein et, timide, sur la sombre
Et vaste couche — champ bientôt de bataille —
Elle trouve l’avisé jouvenceau feignant de dormir.
Elle aperçut le visage et, le croyant endormi,
Dressée toute sur un pied, au-dessus de lui elle pend.
Urbaine au sommeil, barbare à la menteuse
Rhétorique du silence qu’elle ne comprend pas.
Moins tendu est l’oiseau royal — couronnant, immobile.
Un âpre nid avant de tomber,
Foudre emplumée, sur le milan
Qu’abrite l’éminence d’un roc —
,
Que la nymphe belle, rivalisant
Avec le dormant jouvenceau de courtoisie.
Non seulement elle est en arrêt, mais elle voudrait
Le doux fracas du lent ruisseau rendre muet.
Bientôt, malgré les branches elle voit
Achevée en coloris l’esquisse que Cupidon
Dans son imagination avait tracée
Avec le pinceau cloué dans son sein.
Elle change de place et peut contempler mieux,
Attentive, sur le visage mâle la bouche
Qui, si elle ne peut en goûter la suavité,
Force par la beauté son admiration.
La chevelure d’Acis aspire à égaler les rayons confus
Du soleil quasi évanoui.
Fleurs est le dessus de sa lèvre ; mais ces fleurs
Parce que la lumière dort refusent leurs couleurs.
L’aspic gît caché dans la rustique crinière
D’un amène pré non tondu, plutôt
Que dans le sein lascif et délicat
D’un jardin trop soigné et peigné.
Sur la virilité de ce visage répand
Le plus doux. Amour, de son venin ;
Le boit Galatée et fait un pas de plus
Pour épuiser le poison à la coupe.
Acis voit plus que ne dispense
Par un petit trou le vigilant sommeil.
De la nymphe altérée ou en suspens
Il est l’Argus attentif à son visage,
11 est le lynx pénétrant sa pensée
Ceinte de bronze ou murée de diamant,
Car en ses Palladions Amour aveugle
Sans briser des remparts introduit la flamme.
Secoué le sommeil de ses membres.
Gaillard le jouvenceau ostente sa personne
Puis, rendu à l’ivoire des pieds de la nymphe,
Il tente de baiser le cothurne doré.
Moins est offensé par la foudre
Le marin averti, et il est moins troublé
Par la tourmente pronostiquée ou prévue :
Le dise Galatée, assaillie !
Plus bienveillante, moins intraitable,
Le jouvenceau elle relève — fortuné.
Douce elle concède et gracieuse
Non paix au sommeil mais trêve, oui, pour le repos.
La concavité d’un rocher faisait
A un siège frais dais ombreux
Et un vert treillis était de lierres
Grimpant aux troncs et embrassant les rocs.
Sur un tapis dont ne saurait
Le Tyrien imiter les nuances, composé
De quantes soies la Primevère
Fila, ver et, artisan, tissa.
Ils s’accotaient au myrte le plus superbe
Quand, lascive et légère.
S’y posa une colombe et une autre dont les gémissements,
Trompes d’amour, troublent leur ouïe.
Le rauque roucoulement sollicite le jouvenceau,
Mais avec de suaves revirades Galatée
Limite le champ de son audace
Et l’applaudissement au concert des oiseaux.
Entre les ondes et le fruit Acis imite
Celui que torture un jeûne sans fin ;
Car parmi tant de délices, quel enfer sont
Un fugitif cristal et des pommes de neige !
Cupidon ne concédait encore aux colombes
De joindre les rubis de leurs deux becs
Quand le jouvenceau enhardi
Suça de l’œillet les pétales cramoisis.
Tout ce que produit Paphos et engendre Gnide
De noires violettes, de blanches giroflées
Pleut sur le tapis dont Amour veut qu’il soit
La couche nuptiale d’Acis et Galatée.
Son souffle lançant de la fumée, ses hennissements du feu,
Le frein couvert d’écumes, Ethon
Illustrait les colonnes érigées par le Grec
Où le char de la lumière lave ses roues,
Lorsque d’amour le fier géant ivre
Opprima le cou d’un âpre rocher
Oui pour la plage non dénudée d’écueils
Est lanterne aveugle et vigie muette.
Arbitre de montagnes et de rivages,
Sur le sommet du rocher il donna de l’haleine
Aux roseaux qu’avait joints la cire.
Avec le prodigieux soufflet de sa bouche.
La nymphe les entend et elle aimerait mieux être
Briève fleur, herbe humble, pincée de terre
Que vigne lascive de ce nouveau tronc,
Morte d’amour et tuée par l’effroi.
Mais (pampres cristallins, ses bras !)
Amour l’implique si l’effroi la noue
Au malheureux orme qu’en morceaux
Mettra la faulx des jalousies — aigüe.
Les cavernes cependant et les coteaux
Que le dur chalumeau a prévenus
Retentirent bientôt du tonnerre de la voix.
Rapportez-le, Piérides, je vous prie :
( belle Galatée, plus suave
Que les œillets coupés à l’aurore,
Blanche plus que les plumes de cet oiseau
Qui meurt doucement et dans les eaux habite,
Égale en splendeur à cet autre qui, grave,
Dore son manteau bleu d’autant d’yeux
Que le céleste saphir a d’étoiles,
O toi qui en deux inclus les plus belles !
« Laisse les ondes, laisse le chœur blond
Des filles de Thétis, et que la mer voie
Quand le char d’or refuse une lumière
Que Galatée en deux la restitue !
Foule l’arène, car sur l’arène j’adore
Tous les coquillages qu’argenté le pied blanc
Dont le beau contact peut les faire,
Sans concevoir de la rosée, enfanter des perles.
« Sourde fille de la mer, dont les oreilles
A mes soupirs sont roches au vent.
Soit qu’endormie te dérobent à mes plaintes
Les troncs pourprés de milliers de coraux,
Soit qu’au son discordant de coquilles,
Instrument marin s’il n’est agréable,
Tu tisses des chœurs, écoute une fois
Ma voix pour sa douceur si ce n’est pour mienne.
(( Je suis berger, mais si riche de troupeaux
Que j’obstrue les vallées les plus vides,
Fais disparaître les hautes montagnes
Et sèche le courant des ruisseaux ;
Mais non les ruisseaux qui de leurs pis tombant,
Mais non ceux qui dérivant de mes yeux
Sont courants de lait et de ] armes :
Car mes biens et mes maux sont d’égale grandeur,
« Des cavités qu’ignore la chèvre goulue
Me gardent, suant du nectar, distillant des parfums,
Des ruches plus nombreuses que les fleurs
Que, diligente, l’abeille suce et que, ingénieuse, elle travaille ;
Les arbres les plus hauts m’offrent dans leurs troncs
D’autres essaims qui — qu’avril ouvre les ruches
Ou que mai dénoue les grappes — distillent de l’ambre
Et filent sur leurs quenouilles d’or des rayons de soleil.
« Je suis fils du Jupiter des ondes
Bien que berger. Dédaignerais-tu
Que le monarque de ces grottes profondes
Sur un tronc de cristal t’embrassât bru ?
Polyphème t’appelle, ne te cache !
Le rivage admire un si grand époux
Tel que Phébus n’en vit un autre plus robuste
Du Volga paresseux à l’Indien aduste.
« Assis, à l’altier palmier ne pardonne
Son doux fruit ma robuste main;
Debout, ombre capable est ma personne
D’innombrables chèvres, l’été.
Quoi ! si de nuages se couronne
Pour m’égaler la montagne en vain
Et si, dans le ciel, de ce rocher, je puis
Écrire mes infortunes avec le doigt ?
« Le maritime Alcyon une roche éminente
Sur ses œufs couronnait, le jour
Que miroir de saphir brillant
Fut le rivage bleu à la personne mienne.
Je me mirai et je vis luire un soleil sur mon front
Quand en le ciel on voyait un œil ;
Indécise l’eau doutait à qui prêter foi,
Au ciel humain ou au cyclope céleste.
« Registre sur d’autres portes le cerf
Ses années, et sa tête armée de défenses
La bête sauvage dont le dos élevé
De piques helvétiques est muraille aigüe.
Sa tête humaine le voyageur égaré
Donnait à mon antre dénué de pitié :
Demeure maintenant où, à cause de toi,
Le pèlerin trouve un abri s’il a perdu la route.
« Brisée en pièces une riche nef
Baisa la plage misérablement,
Grave de quantes richesses vomit
Par les bouches du Nil l’Orient.
Un joug, ce jour, et un joug bien suave,
Au front courroucé de la fière mer
J’imposais — sinon au vent —
Avec les liens très doux de mon instrument,
« Lorsque, entre des globes d’eau je le vois qui jette
Sur l’arène, ce ligurien navire.
En caisses les aromates sabéens.
En coffres les richesses de Cambay,
Délices de ces pays devenues trophée
De Scylla et qui, étalées sur notre plage.
Furent, deux jours, lamentable butin
Aux harpies qu’engendre cette montagne.
« Seconde planche fut ma grotte
A la personne d’un Génois et à sa fortune,
Celle-ci réparée, l’autre bien séchée.
Il fit une effroyable relation du naufrage.
Brillant paiement des meilleurs fruits
Couchés en des herbes ou à des fils pendus
Fut une défense de l’animal que le Gange
Vit souffrir des murs, rompre des phalanges :
« Je veux dire un arc gentil et un carquois poli,
Œuvre tous deux d’un minutieux artiste,
Et d’un roi de Malaca à une divinité javanaise
Magnifique don, selon ce que dit mon hôte !
De celui-là ta main, de celui-ci ton épaule, charge-les !
Vaincue la mère, imite le fils,
Et tu seras à la fois en ces horizons
Vénus de la mer, Cupidon des montagnes !
Son horrible voix, non sa douleur interne,
Des chèvres là l’interrompirent dont
Les pieds vagabonds, les sacrilèges cornes
S’attaquèrent aux plantes de Bacchus.
Voyant piétiné le pampre le plus tendre,
Le fier berger poussa tant de cris
Et tant lança sa fronde de pierres
Qu’ils pénétrèrent le mur des lierres.
Par eux des nœuds les plus suaves
Les deux doux amants sont déliés ;
Sur de rudes graviers et des épines graves
Ils sollicitent la mer avec des pieds ailés.
Ainsi, écartant des oiseaux importuns
De ses semées, un messier imprudent
Sépare un couple de lièvres ami
Qu’un sexe différent unit, qu’un même sillon abrite.
Le fier géant voyant d’un pas muet
Courir à la mer la fugitive neige
(Car sa vue est si perçante qu’elle registre
Le champ du court bouclier du Lybien nu)
Et voyant le jouvenceau, ébranle autant
De hêtres antiques qu’en peut un tonnerre jaloux :
Ainsi, avant que l’opaque nuage ne soit déchiré.
L’éclair est prévenu par une fulminante trompe.
Avec une violence infinie il dégage
La part majeure d’un rocher élevé
Et sur le jouvenceau la précipite :
Trop pour une urne et pour une pyramide assez !
En larmes la nymphe sollicite
Les divinités de la mer qu’Acis invoque ;
Accourent toutes ; et ce que le rocher dur
Exprime de sang est pur cristal.
Ses membres pitoyablement opprimés
A peine sont-ils par l’écueil fatal
Que les pieds des arbres les plus gros
Sont chaussés de la liquide rosée de ses veines.
Enfin — ses os changés en un argent coulant
Léchant les fleurs et ornant l’arène —
Il parvient à Doris qui, avec des larmes pieuses,
Le salua son gendre et l’acclama fleuve.
Fin
Louis de Gongora, fable de Polyphème et Galatée, traduite de l’espagnol, par Marius André.
Librairie Garnier frères, 1900, Paris.
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- Johann Heinrich Wilhelm TISCHBEIN né en 1751 et mort en 182, arts.nccri.ie/artist-t/tischbein