Jules Arnoux
Rédacteur, homme de lettres (1847…)
Florian est-il un moraliste ?
La Morale d’après les fables… avec des exercices d’application par Jules Arnoux, agrégé des lettres, inspecteur d’académie honoraire, 2eme édition, Paris 1909.
Florian est-il un moraliste ?
Edgard Quinet a dit que, lorsqu’un homme oublié reparaît à la lumière, il apporte avec lui quelque vérité perdue et un enseignement dont le monde a besoin. Sans avoir la prétention de présenter un Florian nouveau et sans vouloir surfaire son talent qui est, du reste, supérieur à sa renommée, il nous est permis de regretter qu’on l’ait trop négligé, et de tenter, après M. Léo Claretie , de le placer dans nos écoles à côté de La Fontaine, en laissant toutefois à celui-ci le premier rang que personne ne s’avise de lui contester. D’ailleurs, c’est dans les fables du Bonhomme que, pendant son séjour à Ferney, il trouva de bonne heure des leçons pour la direction de sa vie. « Souvent Voltaire, dit-il, me faisait placer auprès de lui à table, et tandis que beaucoup de personnages, qui se croyaient, importants, le regardaient et l’écoutaient, il se plaisait à causer avec un enfant. »
La première question qu’il me fit, fut si je savais beaucoup de choses. « Oui, Monsieur, je sais “l’Iliade” et le blason. » Voltaire se mit à rire et raconta la fable : le Marchand, le Gentilhomme, le Pâtre et le Fils de roi 4 ; cette fable et la manière char mante dont elle fut racontée me persuadèrent que le blason n’était pas la plus utile des sciences et je résolus d’apprendre autre chose. »
Le jeune Florian profita du conseil et se fit plus tard militaire; mais n’est-il pas permis de supposer que, dès l’instant où il employa ses loisirs à la culture des lettres, il se souvint de l’utilité pratique des fables, pour essayer, à son tour, d’instruire ses contemporains? Il voulut être et il fut un moraliste; la poésie ne fut, à ses yeux, qu’un ornement agréable destiné à faire passer le précepte et à le graver dans la mémoire. Indiquons les caractères essentiels de cette morale.
Le dix-septième siècle eut en vue le perfectionnement de l’homme, le dix-huitième siècle, celui de la société. On rêva d’un âge d’or où tous les hommes seraient sensibles, c’est-à-dire vertueux et du même coup heureux. Florian, d’un naturel doux et aimant, bercé mollement par la vie qui lui souriait dans un ciel sans nuage, fut optimiste comme la plupart de ses contemporains ; il oublia de mettre des loups dans ses bergeries; mais son bon sens le préserva des naïves exagérations de Bernardin de Saint-Pierre, se demandant si les animaux carnassiers ne « transgressent pas leurs lois naturelles et ne sont pas comme les assassins dans une société réglée ». Nous trouvons dans une fable 1 des plus spirituelles la peinture séduisante d’une sorte d’Eldorado communiste… chez les lapins:
Nous sommes bonnes gens, nous vivons comme frères,
Et nous ne connaissons ni le lien, ni le mien ;
Tout est commun ici : nos plus grandes affaires
Sont d’aller, dès l’aube du jour,
Brouter le serpolet, jouer sur l’herbe tendre ;
Chacun, pendant ce temps, sentinelle à son tour,
Veille sur le chasseur qui voudrait nous surprendre;
S’il l’aperçoit, il frappe et nous voilà blottis.
Avec nos femmes, nos petits,
Dans la gaîté, dans la concorde,
Nous passons les instants que le ciel nous accorde.
Souvent ils sont prompts à finir;
Les panneaux, les furets abrègent notre vie :
Raison de plus pour en jouir.
Du moins, par l’amitié, l’amour et le plaisir,
Autant qu’elle a duré nous l’avons embellie :
Telle est notre philosophie.
N’oublions pas que les fables furent publiées en 1792 ; si notre lapin a vécu quelques mois de plus, jusqu’à la Terreur, il a dû constater, avec amertume, comme Florian dans sa prison, que, malgré les théories des philosophes humanitaires, tout n’était pas pour le mieux dans le meilleur des terriers.
Pendant les années qui servirent de préface à la Révolution, la philanthropie avait fait son apparition et était devenue une mode; c’est en 1780 que M. de Montyon fonda ses prix de vertu. Florian composa vers cette époque des comédies de sentiment dont les titres seuls nous indiquent les tendances : le Bon Père, — le Bon Ménage, — la Bonne Mère, — le Bon Fils. On y pleure beaucoup, comme dans les pièces de Diderot ; la tendresse et la vertu y règnent en souveraines.
La morale des fables est un reflet de celle des comédies. Elle est douce et tout aimable; s’il y a des malices, elles sont spirituelles, jamais cruelles. Les préceptes sont nets, d’un tour agréable et répondent au sujet ; beaucoup d’entre eux mériteraient de devenir des proverbes, comme celui-ci :
Employons notre esprit à devenir meilleurs 1 .
L’auteur a une conception élevée du devoir :
… Il vaut mieux
Souffrir le mal que de le faire 2.
Il a parlé de la famille et de l’amour maternel avec un sentiment exquis ; il a flétri énergiquement l’égoïsme et l’avarice il a consacré à la solidarité humaine un de ses plus touchants apologues : l’Aveugle et le Paralytique (livre I er). On avait d’abord salué en lui l’héritier littéraire de Voltaire, son parent et son protecteur. Le poids d’une telle succession était trop lourd pour ses épaules un peu frêles ; mais il eut, comme le philosophe de Ferney, une véritable largeur d’esprit et une ardente passion pour les réformes. En 1782, sa pièce de vers sur Voltaire et le Serf du mont Jura fut couronnée par l’Académie française et faillit en même temps le conduire à la Bastille. Il applaudit à la Révolution et fut pendant trois ans commandant de la garde nationale à Sceaux.
Il ne faut donc pas s’étonner s’il s’élève hardiment contre l’avidité des courtisans et contre les charlatans de toute sorte ; il donne des conseils aux rois sur le choix des précepteurs et des ministres; il s’indigne avec éloquence des abus dont souffrent les petits et des privilèges dont les grands font un mauvais usage; il cherche à prémunir le peuple contre l’injustice à l’égard de ceux qui sont plus clair voyants que lui 1 . Il maudit enfin les guerres injustes qui font périr « tant d’innocents », et s’adressant aux rois il leur dit d’un ton hautain :
De quel droit, s’il vous plaît, dans vos tristes querelles,
Faut-il que l’on meure pour vous 2 ?
Ajoutons que ses paysans n’ont rien de commun avec les parias de La Bruyère ou les campagnards grossiers, résignés et moqueurs de La Fontaine; ils sont des hommes et ont le sentiment de leur dignité personnelle; le laboureur de Castille 3 parle au roi avec une respectueuse liberté ; avec lui il traite presque de puissance à puissance :
C’est toi qui régneras, car c’est loi qu’on chérit… Nous périrons pour toi dans les champs de l’honneur. Le hasard gagne les batailles; Mais il faut des vertus pour gagner notre cœur : Tu l’as, tu régneras.
Si Florian, d’une façon générale, convient aux jeunes enfants mieux que La Fontaine, il faut cependant faire un choix, distribuer avec soin ses fables dans les différents cours et réserver pour les 1. Le Philosophe et le Chat-huant , livre IV. 2. Les Enfants et les Perdreaux, livre III, 12. 3. Livre IV, f. 8. écoles supérieures un certain nombre de pièces d’une haute portée. Il y en a aussi quelques-unes dont la morale est à discuter, par exemple : les deux Chats (livre II), c’est-à-dire le succès par la flatterie, et le Chat et le Miroir (livre I er), où l’on semble se défier du progrès, ce qui est étrange chez le protégé de Voltaire.
Malgré quelques réserves, les préceptes de Florian, dans leur ensemble, s’appliquent fort bien à des enfants qui seront un jour des citoyens libres et
responsables.
De ce qui précède, il nous paraît résulter qu’un long malentendu pèse depuis plus d’un siècle sur la signification du mot moraliste et, par suite, sur le caractère des deux grands fabulistes scolaires. On a donné le nom de moralistes à des écrivains (prosateurs ou poètes) d’un genre différent : à La Bruyère et J.-J. Rousseau, à Florian et La Fontaine.La Bruyère et le Bonhomme ont noté des observations profondes, mais désintéressées, sur la vie et les mœurs; ils n’ont prétendu formuler, ni imposer des règles de conduite ; ce sont des artistes du bien dire, non des précepteurs. Au contraire, les deux autres ont fait œuvre de pédagogues, en voulant coordonner, chacun à sa façon, des principes d’éducation et de morale pratique.
C’est pour n’avoir pas établi cette distinction, selon nous capitale, que jusqu’à ce jour on a laissé régner une regrettable confusion sur cette question qui intéresse à un si haut degré les écoles de tout ordre.
J. -J. Rousseau et Florian ont transformé en leçons précises de vertu humaine et civique les données de l’expérience; il faut donc, à notre avis, leur réserver le nom de moralistes, ou de maîtres de renseignement moral.
Jules arnoux