Dans tous les genres de poésie, la supériorité plus ou moins disputée a partagé l’admiration. S’agit-il de l’épopée; Homère, Virgile, le Tasse; Milton, se présentent à la pensée. Dans la tragédies , l’ode, la satire; Athènes, Rome, Paris, Londres, nous offrent des talents rivaux. Après Molière on peut encore citer Regnard. Il n’existe qu’un genre de poésie dans lequel uu seul homme ait si particulièrement excellé, que ce genre lui est reste en propre, et ne rappelle pas d’autre nom que le sien. Nommer la Fable, c’est nommer La Fontaine; le genre et l’auteur ne font plus qu’un. La plupart des fables de La Fontaine sont des scènes parfaites pour les caractères et le dialogue. Dans cette fable sublime des animaux malades de la peste, quoi de plus parfait que la confession de l’âne! comme toutes les circonstances sont faites pour atténuer sa faute ! … L’intérêt qu’il prend à ses personnages, et qui nous divertit, devient quelquefois attendrissant; comme dans cette belle fable où le serpent accusé d’ingratitude invoque le témoignage de la vache ; les plaintes de celle-ci peuvent-elles être plus touchantes? elle rappelle tous ses services; et avec quel langage? Peut-on- n’en être pas ému? le cœur ne vous parle-t-il pas en faveur de ranimai qui se plaint? Le fabuliste fait de ses animaux ce qu’un dramatiste habile fait de ses acteurs. II observe les mêmes convenances dans le ton et dans les mœurs; et l’intérêt et l’illusion ne sauraient aller plus loin.
A tant de qualités qui dérivent d’un genre d’esprit qui lui était particulier, de sa manière de concevoir et rie sentir, de son imagination.facile .et flexible, se joint le charme inexprimable de son style; don précieux qui couronne tous les autres: don précieux de la nature qui l’avait créé grand poète.
Patru, dit-on, voulait détourner La Fontaine de faire des fables. Il ne croyait pas qu’on pût égaler dans notre langue, l’élégante brièveté de Phèdre. Je conviendrai que notre langue est essentiellement plus lente dans sa marche que celle des Romains. Aussi La Fontaine ne se propose-t-il pas d’être aussi court dans ces récits que le fabuliste latin. Mais sans parler de tant d’avantages qu’il a sur lui, il me semble que si La Fontaine dans ses fables n’est pas remarquable par la brièveté, il l’est par la précision. J’appelle un style précis, celui dont on ne peut rien ôter, sans que l’ouvrage perde une grâce ou un ornement, et sans que le lecteur perde un plaisir. Tel est le style de La Fontaine dans l’apologue. On n’y sent jamais ce qu’on appelle langueur. On n’y trouve jamais de vide.
La correction qui suppose une composition soignée, est d’autant plus admirable dans ses fables, qu’elle est accompagnée de ce naturel si rare et si enchanteur qui semble exclure toute idée de travail. Le plus original de nos écrivains en est aussi le plus naturel. Je ne crois pas qu’en parcourant les ouvrages de La Fontaine on y trouvât une ligne qui sentit la recherche ou l’affectation. Il ne compose point, il converse; s’il raconte, il est persuadé; s’il peint, il a vu. C’est toujours son âme qui vous parle, qui s’épanche, qui se trahit; il a toujours. l’air de vous dire son secret» , et d’avoir besoin de le dire; fies idées, ses réflexions, ses sentiments, tout lui échappe; tout naît du moment, rien n’est cherché, rien n’est préparé ; il; se plie à tous les tons, et il n’en, est aucun qui ne semble être particulièrement le sien; tout, jusqu’au sublime, parait lui être facile et familier. Il charme toujours et n’étonne jamais.
Ce naturel domine tellement chez lui, qu’il dérobe au commun des lecteurs les autres beautés de son style; il n’y a que les connaisseurs qui sachent à quel point La Fontaine est poète, ce qu’il a vu de ressource dans la poésie, ce qu’il en a tiré de richesses. On ne fait pas assez d’attention à cette foule d’expressions créées, de métaphores hardies toujours si naturellement placées, que rien ne parait plus simple.
Aucun de nos poètes n’a manié si impérieusement la langue, aucun surtout n’a plié avec tant de facilité le vers Français à toutes les formes imaginables. Cette monotonie qu’on reproche à notre versification, chez lui disparaît absolument: ce n’est qu’au plaisir de l’oreille, au charme d’une harmonie toujours d’accord avec le sentiment et la pensée, qu’on s’aperçoit qu’il écrit en vers. II disposé si heureusement ses rimes, que le retour des sons semble toujours une grâce, et jamais une nécessité. Nul n’a mis dans le rythme une variété si prodigieuse et si pittoresque; nul n’a tiré autant d’effets de la mesure et du mouvement. Il coupe, brise ou suspend son vers comme il lui plaît. L’enjambement qui semblait réservé aux vers Grecs et Latins, est un mérite si commun dans les siens, qu’il est à peine remarqué. Il est vrai que tant d’avantages, qui dépendent en partie de la liberté d’écrire en vers d’inégale mesure, et des privilèges d;un genre qui admet toute sorte de tons, ne pourraient plus se retrouver, au même degré, dans le style noble et dans le vers héroïque. Mais tant d’autres ont écrit dans le même genre! Pourquoi ont-Us si rarement approché de cette perfection? L’harmonie imitative des anciens, si difficile à égaler dans notre poésie, La Fontaine la possède dans le plus haut degré, et l’on ne peut s’empêcher de croire en le lisant que toute sa science en ce genre est plus d’instinct que de réflexion. Chez cet homme si ami du vrai et si ennemi du faux, tous les sentiments, toutes les idées, tous les caractères ont l’accent qui leur convient, et l’on sent qu’il n’était pas en lui de pouvoir s’y tromper. Je sais bien que de lourds calculateurs aimeraient mieux y voir des sons combinés avec on prodigieux travail. Mais le grand poète, l’enfant de la nature, La Fontaine aura plutôt fait cent vers harmonieux, que des critiques pédans n’auront calculé l’harmonie d’un vers.
Faut-il s’étonner qu’un écrivain, pour qui la poésie est si docile et si flexible, soit un si grand peintre en vers? C’est de lui surtout que l’on peut dire proprement qu’il peint avec la parole. Dans lequel de nos auteurs trouvera-t-on un si grand nombre de tableaux dont l’agrément soit égal à la perfection ?
Avec quelle étonnante facilité cet écrivain si simple s’élève quelquefois au ton de la plus sublime philosophie et de la morale la plus noble! Quelle distance du corbeau qui laisse tomber son fromage, à l’éloquence du paysan du Danube, et à celle de l’introduction à la fable des deux rats, du renard et de l’œuf, si pourtant on ne doit pas donner un titre plus relevé à un ouvrage beaucoup plus étendu que ne doit l’être un simple apologue, à un véritable poème sur la doctrine de Descartes, plein d’idées et de raison, mais dans lequel la raison parle toujours le langage de l’imagination et du sentiment! ce langage en effet est partout celui de La Fontaine: il a beau devenir philosophe; vous retrouverez toujours le grand poète et le bon homme.
Vous retrouverez surtout cette sensibilité, l’âme de tous les talents : non celle qui est vive, impétueuse, énergique, passionnée, et qui doit animer la tragédie ou l’épopée, et tous les grands ouvrages d’imagination : mais cette sensibilité douce et naïve qui convenait si bien au genre d’écrire que La Fontaine avait choisi; qui se fait apercevoir à tous moments dans ses ouvrages, sans qu’il paraisse y penser, et joint à tous les agréments qui s’y rassemblent, un nouveau charme, plus attachant encore que tous les autres. Quelle foule de sentimens aimables répandus dans ses écrits; comme on y trouve l’épanchement d’une âme pure, et l’effusion d’un bon cœur: avec quel intérêt il parle des attraits de la solitude, et des douceurs de l’amitié! Qui ne voudrait être l’ami de l’homme qui a fait la fable des deux amis? Se lassera-t-on jamais de relire celle des deux pigeons, ce morceau dont l’impression est si délicieuse, auquel peut-être on donnerait la palme sur tous les ouvrages de La Fontaine, si parmi tant de chefs-d’œuvre on avait la confiance de choisir? Qu’elle est belle, cette fable ! qu’elle est touchante ! que ces deux pigeons sont un couple charmant! quelle tendresse éloquente dans leurs adieux! quel intérêt dans les aventures du pigeon voyageur! quel plaisir dans leur réunion ! et lorsqu’ensuite le fabuliste finit par un retour sur lui-même, qu’il regrette les plaisirs qu’il a goûtés, quelle tendre mélancolie ! on croit entendre les soupirs de Tibulle.
Quel écrivain a réuni plus de titres pour plaire et pour intéresser? mais aussi quel écrivain est plus souvent relu, plus souvent cité; quel autre est mieux gravé dans la mémoire de tous les hommes instruits, et même de ceux qui ne le sont pas? Le poète des enfants et du peuple est en même temps le poète des philosophes. Cet avantage qui n’appartient qu’ à lui seul, peut être: dû en partie au genre de ses ouvrages : mais il l’est surtout à son génie. Nul auteur n’a dans ses écrits plus de bon sens joint à plus de bonté. Nul n’a fait un si grand nombre de vers devenus, proverbes. Dans ces moments qui ne reviennent que trop, où l’on cherche à se distraire de soi-même, et à se défaire du temps, quelle lecture choisit-on plus volontiers? sur quel livre la main se porte-t-elle plus souvent? sur La Fontaine: vous vous sentez attiré vers lui par le besoin d’un sentiment doux. Il vous calme et vous réconcilie avec vous-même: on a beau le savoir par cœur, on le relit toujours, comme on est porté à revoir-les gens qu’on aime, sans avoir rien à leur dire.
Nous allons faire l’examen de quelques-unes de ses fables, (Le Chêne et le Roseau) avec des détails que nous abrégerons dans les autres genres, à mesure que nous irons en avant.
Il y a deux manières de juger les ouvrages de l’art, l’une qui ne demande que du goût, l’autre qui suppose le génie : la première est de comparer ensemble deux ouvrages de différents auteurs sur le même sujet, et d’observer leurs avantages ou leurs désavantages réciproques. Nous l’avons fait en comparant Phèdre avec La Fontaine; la seconde est de comparer un ouvrage avec la nature elle-même, ou, ce qui est la même chose, avec les idées que nous avons de ce qu’on peut, et qu’on doit dire dans le sujet choisi.
La Fontaine est assez connu par le gracieux et la naïveté: c’est pour cela que nous l’avons présenté d’abord par le côté noble et sublime. L’ascendant qu’il a sur tous les esprits prouve qu’il sait donner autre chose que des fleurs. Il fait les délices de tous les âges et de toutes les personnes : privilège unique. Les esprits élevés sont touchés de Corneille ; les délicats se plaisent surtout dans Racine; Molière charme ceux qui connaissent les hommes; Les bergeries amusent à quinze ans; le lyrique plaît dans le temps des passions: La Fontaine est l’homme de tous les temps de la vie et de tous les états. Il est le jouet de l’enfance, le Mentor de la jeunesse, l’ami de l’homme fait. Dans les mains d’un philosophe, c’est un recueil précieux de morale; dans celles de l’homme de lettres, c’est un modèle partait du bon goût; dans les mains de l’homme du monde, c’est le tableau de la société. Il saisit apparemment le point où tous les goûts se réunissent; je veux dire, cette portion lumineuse du vrai, qui est comme la base du bon sens, et l’élément de la raison; et comme il la présente sans nuage et sans fard, il n’est pas étonnant qu’elle jouisse de tous ses droits dans ses ouvrages.
Quoique l’épithète d’inimitable justement donnée au bon La Fontaine, semble éloigner toute concurrence dans la même carrière, nombre de rivaux ont voulu marcher sur ses traces. Les plus heureux ont été La Motte et Florian.
- Cours élémentaire de Littérature générale; ou, analyse raisonnée des différents genres de compositions littéraires … M. de Rouillon, 1821.