La fable et l’allégorie, par Corneille
Pierre Corneille, aussi appelé le Grand Corneille ou Corneille l’aîné, né le 6 juin 16061 à Rouen, mort le 1er octobre 16842 à Paris, est un dramaturge français du XVIIe siècle.
Qu’on fait d’injure à l’art de lui voler la Fable !
C’est interdire aux vers ce qu’ils ont d’agréable,
Anéantir leur pompe, éteindre leur vigueur,
Et hasarder la Muse à sécher de langueur.
Ô vous, qui prétendez qu’à force d’injustices
Le vieil usage cède à de nouveaux caprices,
Donnez-nous par pitié du moins quelques beautés
Qui puissent remplacer ce que vous nous ôtez ;
Et ne nous livrez pas aux tons mélancoliques
D’un style estropié par de vaines critiques !
Quoi ! bannir des Enfers Proserpine et Pluton,
Dire toujours le Diable, et jamais Alecton,
Sacrifier Hécate et Diane à la Lune,
Et dans son propre sein noyer le vieux Neptune ?
Un berger chantera ses déplaisirs secrets,
Sans que la triste Écho répète ses regrets ?
Les bois autour de lui n’auront point de Dryades ?
L’air sera sans Zéphyrs, les fleuves sans Naïades ?
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Ôtez Pan et sa flûte, adieu les pâturages;
Ôtez Pomone et Flore, adieu les jardinages.
Des roses et des lis le plus superbe éclat,
Sans la Fable, en nos vers n’aura rien que de plat.
Qu’on y peigne en savant une plante nourrie
Des impures vapeurs d’une plante pourrie ;
Le portrait plaira-t-il, s’il n’a pour ornement
Les larmes d’une amante ou le sang d’un amant ?
Qu’aura de beau la guerre à moins qu’on ne crayonne
Ici le char de Mars, là celui de Bellone,
Que la Victoire vole, et que les grands exploits
Soient portés en cent lieux par la Nymphe aux cent voix?
Qu’ont la terre et la mer, si l’on n’ose décrire
Ce qu’il faut de Tritons à pousser un navire ?
Cet empire qu’Éole a sur les tourbillons,
Bacchus sur les coteaux, Cérès sur les sillons ?
Tous ces vieux ornemens, traitez-les d’antiquailles :
Moi, si je peins jamais Trianon et Versailles,
Les Nymphes, malgré vous, danseront à l’entour,
Cent demi-Dieux badins leur parleront d’amour,
Des Satyres cachés les brusques échappées
Dans les bras des Sylvains feront fuir les Napées ;
Et, si le bal s’ouvrait en ces aimables lieux,
J’y ferais, malgré vous, trépigner tous les Dieux.
“La fable et l’allégorie”
- Oeuvres complètes de P. Corneille Par Pierre Corneille,Thomas Corneille 1863