Esope : une vie en images :
Du Pays d’Esope, de sa condition et de sa personne.
Il en faut croire Planude, Camerarius, et quelques autres, Esope naquit à Ammorius Ville de la Grande Phrygie. Il y en a qui le font Thracien, d’autres Samien. Il était Esclave et le plus difforme de tous les hommes. Il avait la tête en pointe, le nez plat, les lèvres grosses; Il était bossu par devant et par derrière. Il avait le ventre d’une grosseur prodigieuse, les jambes tortues et le teint si basané qu’il donna lieu a son nom, car Esope et Éthiopien c’est la même chose.
…Outre le malheur d’être l’homme du monde le plus contrefait, il avait encore une si grande difficulté à parler, qu’à peine pouvait-on entendre ce qu’il disait. C’était celui de ses défauts qui lui faisait, dit-on, le plus de peine : car d’ailleurs la beauté de son esprit l’aurait en quelque façon dédommagé de la figure hideuse de sa personne …
…Esope et ses Camarades sont conduits à Éphèse.
IL arriva qu’Esope fut envoyé à Éphèse avec d’autres Esclaves pour y être vendus. Son Maître avait plusieurs fardeaux à porter, et Esope pria ses Camarades de vouloir bien l’épargner un peu. Comme ils virent que c’était un pauvre infirme, ils lui dirent de choisir celui qu’il voudrait. Il prit une Corbeille remplie de pain, qui étoit extrêmement pesante…
…Esope accusé faussement d’avoir volé les figues de son Maître, il se tire d’affaires par son esprit, à la confusion de ses Calomniateurs.
Esope n’était pas tourné d’une manière à faire grand honneur dans une famille. Son Maître crut qu’il valait mieux l’envoyer aux Champs travailler à la terre. Après l’y avoir laissé quelque temps, il y alla lui-même pour voir comment il s’y prenait ,et trouva tout à son gré. Dans ces entrefaites, arrive un Paysan, qui lui apporte un présent de figues d’une beauté extraordinaire. Il en fut si charmé qu’il donna ordre à Agathopus l’un de ses Esclaves de les ferrer avec soin jusqu’à ce qu’il revint du bain où il s’en allait dans ce moment…
…Il se trouve justement dans ce temps-là, qu’Esope était entré dans la Maison pour quelque affaire qu’il y avait. Agathopus ravi de l’occasion, découvre à un de ses Camarades le dessein qu’il avait et sur les figues et sur Esope. Qui nous empêche, dît-il, de nous remplir la panse de ces figues, et de mettre le fait fur Esope, qui se trouve précisément dans ce moment, là ou elles sont, Si notre Maître examine la chose, nous ferons deux contre un, ce qui rendra l’affaire si claire que ce misérable n’aura pas le front de la nier. Enfin la résolution est prise, ils enlèvent les figues, et se réjouissent déjà par avance en les mangeant, des bastonnades que cela allait attirer à Esope…
…Esope est vendu pour Esclave à Xanthus.
Le Marchand étant arrivé à Éphèse, il s’y défit fi bien de ses Esclaves, qu’il ne lui en restait plus que trois, savoir un Musicien, un Orateur, et Esope. Il habilla les deux premiers en gens de leur profession, et les mena à Samos comme l’endroit le plus propre à les vendre. Là il les expose en plein marché, avec Esope au milieu d’eux pour faire rire, ce que les gens trouvaient un peu étrange….
…Xanthus présente Esope à sa femme.
Xanthus n’eut pas plutôt fait cette belle emplette qu’il l’emmena chez lui : mais comme il avait une femme dont l’esprit était un peu difficile à ménager, la grande affaire était de lui faire recevoir ce monstre sans mettre tout sans dessus dessous dans la Maison….
souvent plainte que vos domestiques étaient des paresseux: je viens de vous en acheter un qui fera justement vôtre affaire, vous en ferez généralement ce que vous voudrez. Ah mon cher, vôtre Servante, répondit-elle, mais qu’est-ce qu’il vous coûte? Fort peu de chose, dît le Mari, il est vrai qu’il est encore un peu halé et un peu en mauvais état à cause du voyage; et en même temps il commanda qu’on le fît entrer. La fine matoise se douta d’abord de la chose. Vous verrez, dît.elle, que ce fera quelque monstre, ou je serai fort trompée. Ma femme, ma femme, répliqua Xanthus, si vous êtes sage: ce qui me plaît , vous plaira aussi…
De l’adresse dont Esope se servit pour faire revenir sa Maitresse auprès de son Mari après quelle l’eut quitté.
LA femme de Xanthus avait de la naissance et du bien ; mais outre cela elle était aussi fière et aussi impérieuse que si cette naissance et ce bien lui eussent donné droit de porter les chausses. C’était un esprit violent, hardi, qui voulait se mêler de tout, et grande dépensière , comme sont ordinairement ces fortes de femmes. Un rien la mettait en colère, et on avait toutes les peines du monde à l’en faire revenir. Toujours causant contre son Mari, et menaçant de le quitter, le moindre petit différent qu’il y eût entr’eux. Il arriva enfin que la patience de Xanthus étant épuisée, il résolut de changer de méthode et de voir si la sévérité aurait plus de pouvoir sur elle que la douceur….
Toute la Ville demande ce que cela veut dire ; Esope répond innocemment que la femme de son Maître s’en était fuie et qu’il en avait pris une autre ; qu’il avait envoyé d’un côté et d’autre inviter ses amis à venir se réjouir avec lui, et que c’était pour le Festin des Noces que tous ces préparatifs se faisaient. Le bruit s’en répandit comme un éclair, et ce fut à qui en porterait le premier la nouvelle à la Dame fugitive, car Esope était connu de tout le monde pour Esclave de cette Famille. L’un ajoute une chose, l’autre une autre, comme c’est la coutume en matière de nouvelles, sur tout lors que la langue et la passion des femmes s’en mêle. La Dame qui était violente et légère, fait incontinent atteler son Chariot, court chez son Mari, et lui chante pouilles.
Enfin après avoir un peu déchargé son cœur, non non, Xanthus,, lui dît-elle , ne vous flattez pas d’avoir-jamais d’autre femme que moi , tant que je vivrai. Xanthus vit bien que c’était là un des bons tours d’Esope, et pour le coup tout fut raccommodé entre le Mari et la femme.
Le Repas des langues de Bœuf.
Quelques jours après cette paix faite, Xanthus pria plusieurs Philosophes de sa connaissance à souper, et donna charge à Esope d’acheter ce qu’il trouverait de meilleur. Esope aimait assez à faire de petites malices , et une commission si générale lui donnait beau jeu. La Compagnie ne fût pas plutôt arrivée, que Xanthus commande qu’on serve, ne doutant pas que le repas ne fût magnifique. Le premier service fut un grand plat de langues de Bœuf coupées par tranches.
Sur quoi les Philosophes ne manquèrent pas de faire briller leur esprit avec beaucoup de gravité et de formalité, disant par exemple que la langue est l’Oracle de la Sagesse. Xanthus demande le second service, et puis le troisième, et enfin le quatrième, qui tous furent langues sur langues…
Le second Festin, où il n’y eut encore que des langues.
Le lendemain les Amis de Xanthus ne manquèrent pas de se rendre chez lui, ni Esope de leur servir les mêmes plats qu’il leur avait servis le jour auparavant.
Maraud, lui dit Xanthus, qu’est-ce que c’est que tout ceci? Un jour les langues sont ce qu’il y a de meilleur. et un autre ce qu’il y a de plus méchant. Sans doute, Monfieur, répartit Esope, il n’y a point de crime au monde, où la langue n’ait quelque part. Dans les meurtres par exemple, les trahisons, la violence, l’injustice, la fraude et dans toutes sortes de dissolutions, on propose premièrement la chose, on en parle, on en délibère et on la résout, avant que d’en venir à l’exécution. De quoi la langue n’est-elle pas capable!
Esope amené à son Maître un homme tout à fait indolent et qui ne s’embarrassait de rien,
Xanthus ravi de trouver cette occasion, et d’avoir, comme on dit, une raison pour battre son chien. Et bien Coquin, dit-il à Esope, puis que ce savant homme se mêle de trop selon vous; allez moi chercher un homme qui ne se mêle, et qui ne se soucie absolument de rien, ou autrement vous verrez comme je vous rosserai. Le lendemain Esope courut toute la Ville pour s’acquitter de sa commission, à la fin il trouva un gros Fainéant, mal propre et les bras croisez comme un homme qui n’a rien à faire et qui ne se met en peine de quoi que ce soit….
Voilà, dit Esope, quel est mon sort, il faut que je périsse par les mains des hommes du monde les plus stupides et les plus barbares: qui n’ont ni humanité ni honneur; et qui foulent aux pieds les droits les plus sacrez de hospitalité et de la justice. Mais les Dieux ne souffriront pas que mon sang demeure impuni, et je ne doute pas que les jugements qu’ils enverront un jour sur vous, ne vous convainquent de vôtre impiété et de vôtre, méchanceté. Comme il parlait encore on le précipita du haut d’un Rocher, et il fut mis en pièces en tombant.
Bientôt après, les Delphiens furent visitez de la famine et de la peste,d’une manière si extraordinaire, qu’ils consultèrent l’Oracle d’Apollon pour savoir d’où ces calamités leur venaient. L’Oracle répondit que c’était pour les punir du crime qu’ils avaient commis en faisant mourir Esope. Convaincus de leur cruauté, ils élevèrent une pyramide à l’honneur de ce Grand homme.
- Les fables d’Esope, et de plusieurs autres excellents mythologistes, accompagnées du sens moral et des réflexions de Le chevalier Lestrange. Aesopus, 1714.
Avec les Figures dessinées et gravées par F. Barlouw.