Xavier de Maistre
Ecrivain, poète et fabuliste XVIIIº – L’Amitié des Chiens
(fable traduite de Kriloff)
Aux rayons du soleil, deux chiens de bonne mine,
Couchés tout près de la cuisine,
Reposaient amicalement
Et discouraient, au lieu d’aboyer au passant
Un chien bien élevé n’est méchant qu’à la brune;
De là vient le proverbe : Aboyer à la lune.
Nos compagnons médisaient des humains,
A qui mieux mieux; parlaient du sort des chiens,
Du cuisinier et de son avarice;
De certains maîtres sans pitié;
Du bien, du mal, enfin de l’amitié :
Il n’est point, disait l’un, de mal que n’adoucisse
Le tendre sentiment deux cœurs bien unis;
Tout est plaisir pour des amis;
Le bonheur est doublé, la peine est partagée;
Sans rien dire on jouit, rien qu’à se regarder.
Mon âme serait soulagée,
Et mon emploi me semblerait léger,
Si, par exemple ici, nous vivions de la sorte;
Destinés à garder tous deux la même porte,
Affables l’un pour l’autre, empressé, généreux,
Nous pourrions dans la paix couler des jours heureux :
Ils le sont tous, lorsque l’on s’aime.
Qu’en penses-tu, Barbet ? — Mais j’y songe moi-même,
Reprit le camarade ; au lieu de grommeler,
De nous battre sans cesse, et de nous quereller,
Soyons amis, Briffaut, c’est moi qui t’en convie;
Nous vivrons sans aigreur comme sans jalousie,
Et nous ne verrons pas comment passe le temps :
Nous irons côte a côte attaquer les manants :
Ensemble on nous verra dormir et nous repaître,
Jouer innocemment, caresser notre maître.
Je me sens tout ému quand je pense à cela ;
Donne la patte, allons. – J’y consens; la voilà :
Je suis tout prêt moi-même à pleurer de tendre :
Et nos amis de s’embrasser,
De battre de la queue, et de se caresser.
Mais, comme ils en étaient à hurler d’allégresse,
Le marmiton leur jette un os:
La trêve est expirée; adieu les bons propos.
Oreste, furieux, s’élance sur Pilade;
Il ne s’agit plus d’embrassade,
Nos deux amis jouant des dents;
Avec peine un seau d’eau calme les combattants.
D’une telle amitié l’exemple chez les hommes
Se rencontre souvent dans le siècle où nous sommes;
Et cette fable au vrai nous peint beaucoup de gens.
Ils sont tout feu, tout flamme; on dirait des amants;
Leur amitié sincère en proverbe est passée;
Mais jetez-leur un os, vous verrez leur pensée;
Tous leurs beaux sentiments feront place aussitôt
A la tendresse de Briffaut.
Xavier de Maistre 1763 – 1852, L’Amitié des Chiens