Louis-François Jauffret
Littérateur, fabuliste XVIIIº – L’Âne Indiscret
Il était fête au village.
Les cloches , dès le matin,
Mêlant leur son argentin
A celui du tambourin ,
L’annonçaient avec pompe à tout le voisinage.
L’Âne du vieux Guillaume , animal sans souci
(Les soucis logent peu dans l’âme d’une bête)
Voyant tout le village occupé de la fête ,
Voulut se divertir aussi.
Il déloge aussitôt sans tambour ni trompette.
Eût-on pu , ce jour-là , prévenir son dessein ?
Toute la ferme avait bien autre chose en tête.
Guillaume endimanché s’en allait au lutrin ;
Thérèse était à sa toilette;
Et le berger Jeannot, paré comme un Lubin,
Ne rêvait plus qu’à son Annette.
On juge bien que le roussin ,
Une fois hors de l’écurie,
N’hésita pas long-temps sur le choix du chemin ;
Il tourne le dos au moulin ,
Et s’en va droit à la prairie.
Là , pâturant en liberté ,
Se jouant, se ruant, faisant la cabriole ,
Il goûte une félicité
Unique, et dont le charme aisément le console
De six ans de captivité.
Seigneur Âliboron, dans ce pré solitaire
Pleinement oublié de tout le genre humain ,
Aurait pu jusqu’au lendemain
Prolonger son bonheur s’il avait su se taire ;
Nul ne songeait à lui. L’homme ne pense guère
A ses meilleurs amis quand il n’en a que faire.
Le Baudet, par malheur, de plaisir transporté,
Sans prévoir quel effet aurait son imprudence,
Voulut mettre , par vanité ,
Les échos dans sa confidence.
Messieurs les échos d’alentour,
Cria-t-il, annoncez , une lieue à la ronde,
Qu’Aliboron est, en ce jour,
Le plus heureux Âne du monde.
Il avait a peine achevé ,
Ou plutôt il parlait encore,
Que Jeannot, averti par cette voix sonore,
Court à lui, le bâton levé.
Aliboron de fuir. Sa valeur alarmée
Au bâton ne résista pas.
Il fut reconduit à grands pas
Dans sa demeure accoutumée,
Ou , pensif, il se dit tout bas :
Ma langue fut trop indiscrète ;
Par ma bruyante voix j’éveillai les pervers.
Ah ! si je puis jamais dans des herbages verts
Retrouver le bonheur qu’aujourd’hui je regrette,
Je ne prendrai plus la trompette
Pour eu informer l’univers.
Louis-François Jauffret