Fables et poésies de Jean de La Fontaine
Un Baudet fut élu, par la gent animale,
Juge d’une Chambre royale :
« C’est l’homme qu’il nous faut! disoient autour de lui
Ses amis accourus tout exprès au concile;
Simple dans son maintien et dans ses goûts facile.
Il sera de Thémis l’incomparable appui ;
Et de plus il rendra sentences nonpareilles,
Puisque, tenant du Ciel les plus longues oreilles,
Il doit se mieux entendre aux affaires d’autrui. »
Bientôt l’industrieuse Avette,
Devant cet arbitre imposant,
Se plaignit que la Guêpe alloit partout disant
Que le trésor doré des filles de l’Hymette,
Loin de valoir son miel acre et rousseau,
N’étoit bon qu’à sucrer potage de pourceau :
« Contre cette menteuse, impudente et traîtresse,
J’implore à genoux Votre Altesse! »
Dit l’Abeille tremblante au juge à gros museau.
A ces mots, l’Ane se redresse
Dans son tribunal; Et, prenant un air magistral,
Décorum ordinaire aux gens de son espèce,
Tl ordonne à l’huissier d’étendre au bord d’un muid
Égale part de l’un et de l’autre produit.
Le Grison en goûta du fin bout de sa langue,
Pas une fois, mais deux, et tint cette harangue,
La gloire de la robe et du bonnet carré :
« La plaignante ayant fait une cuisine fade,
Nous déclarons, tout très-considéré,
Qu’à sa compote de malade,
Le miel guépin est par nous préféré.
Quelle saveur au palais agréable !
C’est le piquant des mets délicieux,
Dont Hébé parfume la table
De Jupin, le maître des Dieux ! »
Et chacun de blâmer cet arrêt vicieux.
Mais sire Goupillet, renard de forte tête,
Leur dit : « De votre choix vous avez les guerdons;
Je n’attendois pas moins de ce croque-chardons.
Selon ses goûts juge la bête! »
1. Cette fable, dont la traduction en vers latins existait parmi les poésies du P. Commire {Parisiis, 1753, 2 vol. in-12, t. II, p. 50), s’était égarée on ne sait comment et n’avait jamais figuré dans les œuvres de La Fontaine. Walckenaer avait cherché inutilement à la découvrir. Le savant bibliothécaire d’Angoulême, M. Eusèbe Castaigne, a été plus heureux : il en a trouvé une copie manuscrite, à la fin d’un exemplaire des Fables d’Ésope; en grec et en latin, provenant du cabinet du comte de Pontchartrain ; il l’a donc fait imprimer pour la première fois sous ce titre : Une fable inédite de La Fontaine, découverte, annotée et publiée par un bibliophile de province (Angoulême, de l’impr. de A. Nadaud, 1862, in-8 de 20 p.), et il nous a autorisé à la reproduire dans notre volume. (L’Ane Juge, fable de La Fontaine)