Un berger rêveur menait son troupeau sur les rives fleuries du fleuve Achéloüs. Les Faunes et les Satyres, cachés dans les bocages voisins, dansaient sur l’herbe aux doux sons de sa flûte. Les Naïades, cachées dans les ondes du fleuve, levèrent leurs têtes au-dessus des roseaux pour écouter ses chansons. Achéloüs lui-même, appuyé sur son urne penchée, montra son front, où il ne restait plus qu’une corne depuis son combat avec le grand Hercule, et cette mélodie suspendit pour un peu de temps les peines de ce dieu. Le berger était peu touché de voir ces Naïades qui l’admiraient : il ne pensait qu’à la bergère Phidile, simple, naïve, sans aucune parure, à qui la fortune ne donna jamais d’éclat emprunté, et que les Grâces seules avaient ornée et embellie de leurs propres mains. Elle sortait de son village, ne songeait qu’à faire paître ses moutons. Elle seule ignorait sa beauté. Toutes les autres bergères en étaient jalouses. Le berger l’aimait et n’osait le lui dire. Ce qu’il aimait le plus en elle, c’était cette vertu simple et sévère qui écartait les amants, et qui fait le vrai charme de la beauté. Mais la passion ingénieuse fait trouver l’art de représenter ce qu’on n’oserait dire ouvertement : il finit donc toutes ses chansons les plus agréables, pour en commencer une qui pût toucher le cœur de cette bergère. Il savait qu’elle aimait la vertu des héros qui ont acquis de la gloire dans les combats : il chanta, sous un nom supposé, ses propres aventures ; car, en ce temps, les héros mêmes étaient bergers, et ne méprisaient point la houlette. 11 chanta donc ainsi :
« Quand Polynice alla assiéger la ville de Thèbes pour renverser du trône son frère Etéocle, tous les rois de la Grèce parurent sous les armes, et poussaient leurs chariots contre les assiégés. Adraste, beau-père de Polynice, abattait les troupes de soldats et les capitaines ? comme un moissonneur, de sa faux tranchante, coupe les moissons. D’un autre côté, le divin Amphiaraüs, qui avait prévu son malheur, s’avançait dans la mêlée, et fut tout à coup englouti par la terre, qui ouvrit ses abîmes pour le précipiter dans les sombres rives du Styx. En tombant il déplorait son infortune d’avoir* eu une femme infidèle. Assez près de là, on voyait les deux frères, fils d’œdipe, qui s’attaquaient avec fureur ; comme un léopard et un tigre qui s’entre-déchirent dans les rochers du Caucase, ils se roulaient tous deux dans le sable, chacun paraissant altéré du sang de son frère. Pendant cet horrible spectacle, Cléobule, qui avait suivi Polynice, combattit contre un vaillant Thé-bain que le dieu Mars rendait presque invincible. La flèche du Thébain, conduite par le dieu, aurait percé le cou de Cléobule, qui se détourna promptement. Aussitôt Cléobule lui enfonça son dard jusqu’au fond des entrailles. Le sang du Thébain ruisselle, ses yeux s’éteignent, sa bonne mine et sa fierté le quittent : la mort efface ses beaux traits. Sa jeune épouse, du haut d’une tour, le vit mourant, et eut le cœur percé d’une douleur inconsolable. Dans son malheur, je le trouve heureux d’avoir été aimé et plaint : je mourrais comme lui avec plaisir, pourvu que je pusse être aimé de même. A quoi servent la valeur et la gloire des plus fameux combats? A quoi servent la jeunesse et la beauté, quand on ne peut ni plaire, ni toucher ce qu’on aime? »
La bergère, qui avait prêté l’oreille à une si tendre chanson, comprit que ce berger était Cleobule, vainqueur du Thébain. Elle devint sensible à la gloire qu’il avait acquise, aux grâces qui brillaient en lui, et aux maux qu’il souffrait pour elle. Elle lui donna sa main et sa foi. Un heureux hymen les joignit : bientôt leur bonheur fut envié des bergers d’alentour et des divinités champêtres. Ils égalèrent par leur union, par leur vie innocente, par leurs plaisirs rustiques, jusque dans une extrême vieillesse, la douce destinée de Philémon et de Baucis.
- François de Salignac de La Mothe-Fénelon dit Fénelon 1651 – 1715