Au temps passé, alors que les bêtes parlaient, il existait, dit-on, un laboureur qui possédait une paire de bœufs avec lesquels il travaillait. Il avait coutume de partir avec eux de bon matin, et le soir il revenait avec un bœuf. Le lendemain, il en achetait un autre pour labourer et s’en allait dans la friche, mais le lion venait lui en prendre un et lui en laissait un. Il restait désespéré, cherchant quelqu’un qui le conseillât, quand il rencontra le chacal et lui raconta ce qui se passait entre lui et le lion. Le chacal demanda : Que me donneras-tu, et je t’en délivrerai. »
— « Ce que tu voudras, je te le donnerai.
— « Donne-moi un agneau gras, reprit le chacal ; tu suivras mon conseil : demain, quand le lion viendra, je serai là ; j’arriverai sur cette colline, de l’autre côté ; tu apporteras ta hache bien tranchante et quand je te dirai : « Qu’est-ce que je vois à présent avec toi, » réponds-moi : « C’est un âne que j’ai pris avec moi pour porter de l’orge. » Je te dirai : « Je suis à la recherche du lion et non de l’âne. » Alors il te demandera : « Qui est- ce qui te parle? » Réponds-lui : » C’est le nems. » Il te dira : Cache-moi, car je le crains. » Lorsque je te demanderai : « Qui est-ce qui est étendu là devant toi ? réponds-moi : « C’est une poutre. » Je te dirai : « Prends ta hache et frappe, pour savoir si ce n’est pas le lion. » Tu prendras ta hache et tu le frapperas fort entre les deux yeux. Alors je continuerai : « Je n’ai pas bien entendu; frappe-le encore une fois jusqu’à ce qu’il soit mort réellement. »
Le lendemain matin, le lion vint à lui comme les jours passés, pour manger un bœuf. Quand le chacal le vit, il appela son ami et lui dit : « Qui est-ce qui est avec toi? »
— C’est une poutre qui est devant moi. » Le chacal reprit : « Attention au lion, je le cherche. »
— Qui parle avec toi » demanda celui-ci au laboureur. « Le nems. »
— « Cache-moi », reprit le lion, « car je le crains. » Le laboureur lui dit : « Étends-toi devant moi, ferme les yeux et prends garde de faire un mouvement. » Le lion s’étendit devant lui, ferma les yeux et retint son souffle. Le paysan dit au chacal : « Je n’ai pas vu passer de lion aujourd’hui. »
— Qu’est-ce que je vois étendu devant toi? »
— « C’est une poutre. »
— Prends ta hache, continua le chacal et frappe cette poutre. » Le laboureur obéit et frappa violemment le lion entre les deux yeux. « Frappe fort, dit encore le chacal, je n’ai pas bien entendu. » Il recommença trois ou quatre fois, jusqu’à ce qu’il l’eût tué. Alors il appela le chacal : « Voici, je l’ai tué;; tu peux venir pour que je t’embrasse pour le conseil que tu m’as donné. Demain tu viendras ici prendre l’agneau que je te donnerai. » Ils se séparèrent et chacun s’en alla de son côté.
Revenons au paysan. Le lendemain, dès le matin, il prit un agneau, le mit dans un sac dont il ferma l’ouverture, le descendit dans la cour et l’y laissa pendant qu’il allait lâcher les bœufs pour labourer ses parcelles de terre. A ce moment, sa femme délia l’ouverture du sac, mit l’agneau en liberté et le remplaça par un chien. Le paysan prit le sac et s’en alla à son ouvrage. Il attacha ses bœufs et commença à labourer jusqu’à l’arrivée du chacal qui lui dit : « Où est la promesse que tu m’as faite? »
— « La voici dans l’intérieur du sac; va l’ouvrir, tu prendras l’agneau que je te donne. » Il suivit son conseil, entr’ouvrit le sac, vit deux yeux qui brillaient plus que ceux d’un agneau et dit au laboureur : « Mon ami, tu m’as trompé. »
— « En quoi t’ai-je trompé? » reprit l’autre; « pour l’agneau, je l’ai mis dans le sac : ouvre-le bien, je ne mens pas. » Le chacal suivit son conseil, il ouvrit le sac, un chien en sortit avec violence. Quant le chacal le vit, il s’enfuit en courant, mais le chien s’élança de près derrière lui et finit par le tuer.
Note sur le conte par René Basset :
Recueilli à Cherchel en 1884. Le texte, publié dans une seconde série de Notes de lexicographie berbère (p. 102-108), m’a été conté par Moh’ammed Abdi.
La même histoire existe avec des variantes qui tiennent à la différence des climats, dans la plupart des littératures de l’Europe orientale. En Russie, le chacal est remplacé par le renard et le lion par l’ours : le dénouement est le même, allongé parfois du dialogue entre le renard, ses pattes, ses yeux et sa queue; ainsi, dans le gouvernement de Tambov, le conte du Paysan, de l’Ours et du Renard (Afanasiev, Narodnyia rous-skiia skazki, t. II, n° 32). Le loup est substitué à l’ours dans un récit de la Russie blanche (Afanasiev, op. laud., t. III, conte 4). Dans un conte du gouvernement de Toula, l’Ours et le Semeur des navets, on a soudé l’une à l’autre deux histoires différentes, dont on trouvera plus loin une version kabyle de la première. (Afanasiev, op. laud., t. III, p. III.) Cf. Le Renard, conte recueilli dans le gouvernement d’Astrakhan (Afanasiev, op. laud. I, . Dans la Petite-Russie, gouvernement de Tchernigov, le récit du Renard, de l’Ours et du Paysan se rapproche plus du type primitif conservé en berbère. (Roudchenko, Narodnyia iojnorousskiia skazki, t. I, c. VIII, p. 17.) De même, dans le conte lituanien : L’Homme et le Renard (Leskien et Brugman, Litauische Volkslieder und Mœrchen, conte 1, p. 252). Une autre récit du même pays substitue le loup à l’ours (Schleicher, Litauische Moerchen p. 8). La même fable se retrouve en esthonien et chez les Slaves de Croatie : L’Homme, le Lièvre, le Renard et l’Ours, mais avec des différences considérables (Narodne pripovjedke skupio, n° LXIV, cité par Leskien et Brugman, op. laud. p. 518 et 520). Le Lièvre et le Chacal.