Un grand seigneur du peuple bête,
Animal carnassier, vorace, un loup enfin,
Et des loups le plus fin ,
Entretenait un jour en tête à tête,
Tout bas,
Une brebis, et ne la mangeait pas.
— Et ne la mangeait pas ! Certes, dira Nicaise,
Voilà le loup le plus humain….
— Humain n’est pas le mot ; voici la thèse :
Le sire avait, dès le matin,
Croqué deux brebis fort à l’aise :
Faim de loup en mangeant s’apaise;
Or, s’il ne croquait pas la troisième soudain,
C’est que le loup n’avait pas faim.
Mais revenons. D’un ton de suffisance,
Voici ce que disait le loup à la brebis :
Le haut rang où le sort m’a mis
Me donne sur ta vie une pleine puissance;
Je puis te la ravir; cependant ma clémence
Veut te la conserver : tu dois, d’un front soumis,
Me payer le tribut de ta reconnaissance.
Si tu doutais encor qu’il me fût bien dû, pense
A ce que je puis faire, et que je ne fais pas :
Des timides troupeaux j’ai juré le trépas,
J’ai fait voler la mort dans ces tristes campagnes ,
Je me suis abreuvé du sang de tes compagnes ;
Je puis te faire enfin subir le même sort;
Tremble : j’en ai le droit, car je suis le plus fort.
Ainsi parlait le loup. Cependant dans la plaine
S’avance en rugissant un lion hors d’haleine ;
La faim le presse, et, pour le coup,
Lion à jeun est pis que loup.
Tout s’enfuit à l’aspect du sire redoutable :
La Brebis en bêlant regagne son étable;
Le loup veut fuir aussi ; mais le maître l’a vu.
Il le poursuit, l’atteint, et d’un grand coup de patte
Lui pourfend l’omoplate, Le gobe, et le loup a vécu.
Tremblante et respirant à peine ,
D’un trou de son taudis,
La brebis
Avait vu l’effrayante scène.
Quelle était ma crédulité !
S’écria-t-elle ; autant que je m’y puis connaître.
Le lion a peu respecté
Ce loup si craint, et qui voulait tant l’être.
Quoi ! lorsqu’il me traitait avec tant de fierté,
Le malheureux avait un maître !
Ceci nous apprend, mes amis,
Qu’on peut choir tout d’un saut du grenier dans la cave ;
Et que tel fait le maître auprès de la brebis,
Qui près du lion n’est qu’esclave.
(Le Lion, Le Loup et la Brebis) – M. R,…. de Marseille. Nouvel Almanach des Muses – Paris 1833