Le villageois Lucas sur sa mule monté
Traversait, un matin, certain bois écarté ;
Il allait à la foire. Une chapelle antique,
Au toit couvert de mousse, au vitrage gothique,
Était sur le chemin; elle avait du renom,
Et faisait l’ornement de ce site rustique.
Désir prit à Lucas d’y faire une oraison.
C’était, je crois, un jour de fête.
Au tronc d’un vieux sapin il attache sa bête.
Entre et dit : « O mon Dieu, faites pleuvoir vos biens
Sur moi premièrement, et puis sur tous les miens.
Vous pouvez aujourd’hui récompenser mon zèle.
Ma mule a des défauts qui m’ont dégoûté d’elle ;
Ce matin même encore elle a vingt fois bronché.
Faites qu’en allant au marché
J’en puisse trouver une et plus jeune et plus belle.»
Lucas, après avoir tout dit.
Sort et veut repartir. Jugez de sa surprise!
Un voleur alerte et maudit,
Pendant que le manant s’oubliait à l’église,
Avait escamoté sa mule et sa valise.
Le malheureux jette des cris,
Redemandant sa bête à tout ce qui respire ;
Mais en vain : nul ne put lui dire
Quel chemin le voleur et la mule avaient pris.
Dans le désespoir qui l’accable
Il retourne au lieu saint, et dit, les yeux en pleurs:
« Mon Dieu ! soyez touché de mes vives douleurs ;
Rendez-moi, rendez-moi ma mule incomparable;
Un brigand me l’enlève, il m’enlève un trésor
Que je regrette plus mille fois que mon or.
Guidez mes pas vers lui, vers ma mule chérie;
Que je la ressaisisse au péril de ma vie ! »
Ici je vois déjà le lecteur qui se dit :
« Lucas n’y pense pas, Lucas se contredit.
Cette mule qu’il peint si bonne, si parfaite,
Tantôt à son avis n’était qu’une mazette. »
Sans doute : mais faut-il nous moquer de Lucas ?
Lecteur, à vous, à moi, pareille chose arrive.
D’un objet qu’on possède on fait fort peu de cas,
Il n’en est pas ainsi quand le sort nous en prive.
“Le Villageois et sa Mule”