« Quoi ! ce faible ruisseau qui verse dans mon cours
« Quelque peu d’eau que je méprise,
« Quoi ! ce faible ruisseau s’avise
« De faire mouvoir tous les jours
« Certaine machine bruyante
« Qui donne à l’homme l’aliment,
« Au paysage l’ornement,
« Au meunier largesse abondante.
« A tant le pouce on lui paye le prix
« De l’eau qu’en passant il concède,
« Et sur mes larges flots je n’ai rien entrepris,
« Et nul, l’or à la main, près de moi n’intercède
« Pour obtenir mon passage en son champ ! »
Ainsi disait une rivière
Au cours large, orgueilleux, mais lent ;
Elle bouillonnait de colère,
En considérant un moulin
Assis sur le ruisseau voisin.
« Holà ! qu’un architecte accoure, et sur ma rive
« Construise vite un monument,
« Qui puisse à ma grandeur répondre dignement !
« Ai-je besoin d’être captive,
« Pour moudre chaque jour cent boisseaux de froment ? »
Un célèbre architecte arrive,
Construit un moulin haut comme l’arc de Titus,
Place la meule, établit l’engrenage,
Et de vingt arbres abattus
Forme une roue, et termine l’ouvrage.
Aussitôt tout le voisinage
Accourt pour voir le prodige nouveau ;
En effet, le prodige est beau !
Arrêtée en son cours, l’eau sur l’autre rivage
Va se répandre doucement ;
Sans écluse, sans chute, errant à l’aventure,
L’eau ne peut au moulin donner le mouvement :
Grand moulin, mais point de mouture,
Ainsi l’esprit que la bonté des dieux
De ses dons favorise avec plus de largesse,
Ne saura, s’il n’en use mieux,
Tirer parti de sa richesse.
Se contraindre au travail, s’appliquer, réfléchir,
Et captiver ses sens avec suite, avec calme,
Eût-on moins de talents, tel est l’art d’obtenir
Des vrais succès le mérite et la palme.
“L’Eau du moulin”