Jean de La Fontaine
Poète, moraliste et fabuliste XVIIº – Livre 12 – L’Écrevisse et sa Fille
Les Sages quelquefois, ainsi que l’Écrevisse,
Marchent à reculons, tournent le dos au port.
C’est l’art des Matelots ; c’est aussi l’artifice
De ceux qui, pour couvrir quelque puissant effort,
Envisagent un point directement contraire,
Et font vers ce lieu-là courir leur adversaire.
Mon sujet est petit, cet accessoire est grand.
Je pourrais l’appliquer à certain Conquérant
Qui tout seul déconcerte une Ligue à cent têtes.
Ce qu’il n’entreprend pas, et ce qu’il entreprend,
N’est d’abord qu’un secret, puis devient des conquêtes.
En vain l’on a les yeux sur ce qu’il veut cacher ;
Ce sont arrêts du sort qu’on ne peut empêcher :
Le torrent, à la fin, devient insurmontable.
Cent dieux sont impuissants contre un seul Jupiter.
LOUIS et le Destin me semblent de concert
Entraîner l’Univers. Venons à notre Fable.
Mère Écrevisse un jour à sa Fille disait :
Comme tu vas, bon Dieu ! ne peux-tu marcher droit ?
– Et comme vous allez vous-même ! dit la fille.
Puis-je autrement marcher que ne fait ma famille ?
Veut-on que j’aille droit quand on y va tortu ?
Elle avait raison ; la vertu
De tout exemple domestique
Est universelle, et s’applique
En bien, en mal, en tout ; fait des sages, des sots :
Beaucoup plus de ceux-ci. Quant à tourner le dos
A son but, j’y reviens ; la méthode en est bonne,
Surtout au métier de Bellone ;
Mais il faut le faire à propos.
Analyses de Chamfort
V. 7. Mon sujet est petit, cet accessoire est grand.
Si grand, qu’il l’est peut-être trop ; si grand, qu’il mériterait l’honneur d’un Apologue particulier. Cet accessoire est trop étranger à l’idée d’éducation qui est ici la principale;
V. 11. N’est d’abord qu’un secret, puis devient dès conquêtes.
Ce vers , dont le tour est très-hardi, est fort beau pour exprimer-la rapidité avec laquelle Louis XIV fit plusieurs conquêtes, celle de la Franche-Comté , par exemple ; le secret du roi avait- été impénétrable jusqu’au moment où l’on se mit en campagne.
V. 19. . . Ne peux-tu marcher droit ?
Cette idée , qui fait le fonds de la fable , ne me paraît pas heureuse. Ce ne doit point être un défaut, aux yeux de l’écrevisse , de marcher comme elle fait. Elle ne saurait en faire un reproche à sa fille. Sa fille et elle marchent comme elles doivent marcher, par un effet des lois de la nature. C’est un faux rapport que celui qui a été saisi entre les deux écrevisses, et celui d’une mère vicieuse que sa fille imite. Cet Apologue , pour être d’Ésope, ne m’en paraît pas meilleur. Il a réussi, parce que cette image offre , en résultat, une très-bonne leçon.
V. 27. . . . Quant à tourner le dos A son but , j’y reviens. . .
Il ne fallait pas y revenir. J’en ai dit la raison plus haut. (L’Ecrevisse et sa Fille)
Commentaires de MNS Guillon – 1803.
1) Les sages, etc. L’écrivain fait au sage un mérite de savoir reculer à propos ; et l’Ecrevisse de sa fable n’y voit qu’un travers dans sa fille. Où est le rapport nécessaire entre l’allégorie et l’image qu’on veut lui faire représenter ? Au reste , le défaut d’analogie est corrigé par une poésie pleine de noblesse. On reproche à Louis XIV les compliments que lui ont prodigues à l’envi tous les écrivains de son siècle. C’est comme si on lui reprochait de les avoir mérités. On remarquera, ce vers d’un sens profond et d’une tournure hardie.
N’est d’abord qu’un secret, puis devient des conquêtes.
2) Au métier de Bellone. A la guerre, à laquelle préside Bellons, distinguée de Mars par les mêmes différences qui distinguent une campagne, d’une action, la valeur , de l’impétuosité.
La fable de Bret est remarquable par sa précision.
Ma fille, marchez droit, dit l’Écrevisse mère ;
Aller a reculons ! fi ! cela n’est pas bien :
Ma mère , je ne veux vous contredire en rien ;
Je vous suivrai ; marchez, s’il vous plaît, la première.