Chrétien-Siméon Le Prévost d’Iray
Un bon ermite, exempt de soucis et d’ennui,
Revenait de la ville, et son âne avec lui :
Se renfermant dans les justes limites
Qu’entre l’aisance et le besoin
La sage nature a prescrites,
Il rêvait au produit de ses saintes visites.
Quand deux voleurs l’aperçoivent de loin.
L’un (c’est le plus méchant) n’aimait pas les ermites
L’autre, assez bon (s’il est de tels voleurs pourtant
Par sympathie apparemment.
Pour les ânes avait une faiblesse extrême.
Les aimant, comme on dit, à l’égal de soi-même.
L’un veut assassiner le porte-capuchon,
Pour avoir son argent, ses habits, et de suite
Mettre un emprunt forcé jusque sur son cordon ;
L’autre n’en veut qu’a l’âne ; et du reste il tient quitte
L’ermite.
Nos emprunteurs s’accostent en chemin ,
Se communiquent leur dessein :
Rien de mieux. Avec politesse
On s’unit fraternellement ;
Chacun a son département.
On se concerte, on se caresse,
Ensemble on va faire sa main,
Le tout sans nuire à son prochain :
Scrupule merveilleux pour gens de leur espèce !
Cet excès de délicatesse,
Dont se passerait bien l’ermite voyageur,
Met en repos… leur conscience…
Leur conscience… de voleur.
On dit que celles-ci sont à la mode en France.
Au pied d’un arbre assis, le saint homme dormait ;
Près de lui son âne paissait. . .
” Volons, dit l’un.—Tuons, dit l’autre.— Moi, compère,
Je frapperai l’ermite. — Oh ! non pas ; il criera,
Puis l’âne à l’instant s’enfuira;
Et ce n’est pas là mon affaire.
C’est moi qui vais d’abord voler l’âne au bon père.
— Eh! mais, l’ami, le père au bruit s’éveillera,
Puis le père se défendra ;
Et ce n’est pas là mon affaire. »
A leur intérêt près ils étaient bons amis :
Nul ne voulant céder, on conteste, on chicane,
Et tous deux d’appeler le saint homme à grands cris.
« Ce fripon… ce coquin… veut te prendre ton âne.
— Veut en t’assassinant te voler tes habits. »
L’ermite se réveille en secouant sa tête :
« Oh ! oh ! dit-il, que veulent ces gens-ci? »
Puis, sans perdre de temps, remontant sur sa bête;
Fuit en leur criant: «Grand merci.»
Un méchant par hasard peut vous servir ainsi ;
Mais, sans demander votre reste,
Imitez mon ermite, et rendez grâce aux dieux
De ce que les méchants, par un bienfait céleste,
Ne peuvent pas toujours être d’accord entre eux.
“L’Ermite et les deux Voleurs”