Géronte, vieux garçon, de race financière
( Un Financier jamais ne dort profondément),
Après minuit enfin avait clos la paupière,
Et sommeillait légèrement.
Ses valets, assez loin de son appartement,
Dormaient aussi; mais de quelle manière!
Dieu, pour les éveiller, eût tonné vainement :
Son dogue Mustapha dormait pareillement.
C’était l’hiver. La nuit était des plus obscures.
Tout-à-coup voilà que, des toits,
Vingt musiciens à la fois,
Vêtus de leurs chaudes fourrures,
Descendent au salon, rodent en tapinois,
Et, maîtres du terrain, hurlent à pleine voix
Leurs amoureuses aventures.
En l’honneur de Griset, vieux. Chat de la maison,
La sérénade était donnée.
De Rominagrobis illustre rejeton,
Griset avait choisi cette nuit fortunée
Pour serrer de nouveau les nœuds de l’hyménée.
Tous ses amis faisaient un sabbat infernal,
Tantôt roulant leur voix, un moment radoucie,
Comme l’agneau qui bêle, ou le bambin qui crie;
Tantôt, dans un chœur général,
Grondant comme le font les tigres en furie.
Deux Chats ménétriers parlent d’ouvrir le bal,
L’un d’eux, en miaulant, pour animer la danse,
Bondit jusqu’au plancher, et retombe en cadence ;
L’autre au haut des rideaux, audacieux rival,
Grimpe, et, de leur sommet, comme un éclair s’élance.
A l’instant, chacun d’eux, par l’exemple excité,
Veut faire preuve de souplesse,
De vigueur, de légèreté.
On voltige, on gambade; et, dans l’obscurité,
On se croise, on se mêle, on se mord de tendresse.
Géronte tout-à-coup s’éveille épouvanté,
Ecoute, et croit d’abord son trésor emporté ;
Mais, bientôt, des Matous il reconnaît l’engeance,
Et, cédant au courroux dont il est agité,
Se lève sans voir clair, et court à la vengeance.
Sur les gens de la noce il vient fondre soudain,
Tenant, au lieu de lame, un bâton à la main.
Plein de la fureur qui l’anime,
Il laisse aveuglément éclater ses transports.
Une glace devient sa première victime.
A droite, à gauche, en face, il s’exerce, il s’escrime :
Nouvel Achille, il croit joncher le camp de morts.
La noce, en bondissant, dans l’hôtel se disperse;
Géronte, toujours plus ardent,
Se met à sa poursuite, et tombe à la renverse,
Entraîne une pendule, et se casse une dent.
De ma sottise, hélas ! je reçois le salaire,
Dit-il en regagnant son alcôve à tâtons.
Tôt ou tard, nous nous repentons
De n’avoir pas su vaincre une aveugle colère.
“Les Chats et le Financier”