Gabriel de la Concepción Valdés
Des souliers dont faisait usage
Certain riche et grand personnage
Quand leur éclat était nouveau
(Ce n’étaient certes pas de ces souliers de veau,
De cuir grossier de pacotille,
Employés par les gens do peu ;
Par plus de goût notre homme brille;
Ils étaient en maroquin bleu
Et ne coûtaient pas moins de quatre bonnes piastres.
Leurs boucles de rubis, brillant comme des astres,
Attiraient partout les regards,
Au temple, au bal, aux boulevards).
Donc, pour reprendre notre histoire,
Ces souliers, tantôt pleins de gloire,
Gisaient maintenant dans la cour,
Disons-le sans plus de détour,
Sur un tas de fumier, parmi les immondices,
Où, pour récompenser leurs glorieux services,
On les avait abandonnés.
Foulés aux pieds par une mule
Dans la fange qui les macule,
D’immondes animaux alors environnés,
L’on aurait peine à reconnaître
Ces souliers qui faisaient tant d’honneur à leur maître.
Un jour le plus endommagé,
D’un ton morne et découragé,
Dit à son compagnon en se voilant la face :
— Hélas! ami, quelle disgrâce!
Qui nous l’aurait dit dans le temps,
Quand les lèvres de bien des gens,
Qui nous méprisent à cette heure,
S’avilissaient à nous baiser
Et se montraient, infâme leurre!
Dociles à nous courtiser?…
Ignorez-vous que tout doit périr ici-bas?
Bon Dieu ! quelle erreur est la vôtre !
Les hommes ne s’épargnent pas ;
Ils agissent entre eux, que ceci vous console,
Tout comme envers les vieux souliers.
Servez l’homme, et volontiers
Il vous adule et vous cajole.
Mais que, par un retour* du sort,
Vous lui deveniez inutile,
Il rejette à l’instant une amitié stérile :
Ma foi! De profundis, pour lui vous êtes mort.
Un valet en jetant quelques tels de faïence
Mit un terme à son éloquence.
C’est grand dommage, car vraiment
Selon même n’eût point parlé plus sagement.
“Les deux Souliers”