L’Homme entre deux âges et ses deux Maîtresses
Un homme de moyen âge,
Et tirant sur le grison,
Jugea qu’il était saison
De songer au mariage.
Il avait du comptant,
Et partant
De quoi choisir. Toutes voulaient lui plaire ;
En quoi notre amoureux ne se pressait pas tant ;
Bien adresser n’est pas petite affaire.
Deux veuves sur son cœur eurent le plus de part :
L’une encor verte, et l’autre un peu bien mûre,
Mais qui réparait par son art
Ce qu’avait détruit la nature.
Ces deux Veuves, en badinant,
En riant, en lui faisant fête,
L’allaient quelquefois testonnant,
C’est-à-dire ajustant sa tête.
La Vieille à tous moments de sa part emportait
Un peu du poil noir qui restait,
Afin que son amant en fût plus à sa guise.
La Jeune saccageait les poils blancs à son tour.
Toutes deux firent tant, que notre tête grise
Demeura sans cheveux, et se douta du tour.
Je vous rends, leur dit-il, mille grâces, les Belles,
Qui m’avez si bien tondu ;
J’ai plus gagné que perdu ;
Car d’ Hymen point de nouvelles*.
Celle que je prendrais voudrait qu’à sa façon
Je vécusse, et non à la mienne.
Il n’est tête chauve qui tienne*,
Je vous suis obligé, Belles, de la leçon
Commentaires de Chamfort – 1796.
V. 4 et 5. Il avait du comptant,
Et partant.
Ce vers de six syllabes , suivi d’un autre de trois, si l’on peut appeler ce dernier un vers , ne me semble qu’une négligence et non une beauté. Quand cette hardiesse sera beauté, je ne manquerai pas de l’observer.
A proprement parler , cette pièce n’est pas exactement une fable , qui c’est un récit allégorique ; mais il est si joli et rend si sensible la vérité morale dont il s’agit, qu’il ne faut pas se rendre difficile. (L’Homme entre deux âges)
Analyses de MNS Guillon – 1803.
(1) Et tirant sur le grison. Avançant vers l’âge où les cheveux et le poil grisonnent et blanchissent.
(2) Il avoitdu comptant, Il étoit riche en argent comptant. Et partant. Ces sortes de négligences ne sont permises à personne , pas même à La Fontaine.
(3) En quoi notre amoureux, etc. En quoi n’a jamais été synonyme de pourquoi, à cause de quoi; d’ailleurs, il est trop rapproché de de quoi, au vers précédent.
(4) Deux veuves sur son cœur eurent te plus de part, On dit : avoir des droits sur, avoir part à.
(5) Et foutre un peu bien mûre. Bien n’est ici que de remplissage. Bien devant un adjectif, en fait un superlatif. Comment accorder un peu, marquant petite quantité, avec bien mûre, marquant une maturité très-avancée. On lit pourtant dans un écrivain, d’ailleurs correct :
L’estomac fort, mais l’âme un peu bien dure.
(6) Valloient quelquefois festonnant. La Fontaine explique ce mot dans le vers suivant, c’est-à-dire ajustant sa téte. Il est emprunté de Rabelais qui dit, en parlant d’un jeune page «qu’il étoit tant testonné, tant bien tiré, tant bien espousseté, » etc. ( Gargantua, L.I. ch. 15). De même encore au sujet de l’éducation de Gargantua, L. I. ch. 23.
(7) La jeune saccageoit les poils blancs à son tour. Saccageoit, expression hardie, qui peint bien la pétulance avec laquelle cette jeune femme travailloit la tête de son prétendu, comme le soldat vainqueur exerce ses ravages dans une ville prise d’assaut . (L’Homme entre deux âges)