Où l’on verra comment un Baudet…
Un âne se mit nu jour en tête d’aller faire fortune.
Le voilà rompant son licol et courant, courant dans la prairie. L’herbe était haute et savoureuse et les chardons n’y manquaient pas.
Heureux de cette bonne fortune, messire Baudet se
mit à braire tant et si fort et si joyeusement qu’un lion qui, par hasard, passait; par la, vint s’informer de quoi il s’agissait.
A la vue de l’âne, il demeura stupéfait. Jamais dans ses courses vagabondes il n’avait vu un semblable animal.
11 commença à le regarder de loin, en fit le tour, s’approcha de dix pas, recula de vingt, puis enfin, réunissant lotit son courage, il lui dit humblement :
— Qui es-tu et comment t’appelle-t-on?
— Je suis maître Baudet, le roi de l’Asnerie.
— Je ne connais pas cette contrée, répondit le lion, mais moi aussi je suis un monarque et la plupart des animaux m’ont choisi pour leur chef.
— Dans ce cas nous sommes confrères ; si tu le veux, nous ferons roule ensemble.
— Avec le plus grand plaisir, on ne peut que gagner en bonne compagnie.
Les voilà partis fous les deux.
Messire Lion, toutefois, crut s’apercevoir bien vite que maître Baudet n ‘était point aussi redoutable qu’il avait pensé lotit d’abord. 11 trottinait avec peine et semblait si penaud a la vue d’un tigre ou seulement d’un chacal que le roi du désert ne put s’empêcher de lui demander :
— Dis-moi- cher ami, veux-tu lutter ensemble? mais seulement pour rire un peu.
— Non, mon cher camarade, non, car je suis si fort, si tort, que malgré moi je t’étranglerais rien qu’en le serrant dans mes pattes.
Le lion se le ltin pour dit et fil le plus grand salut du inonde à son terrible collègue, le roi de l’Asinerie.
Or, il arriva qu’il fallut traverser une rivière.
D’un saut, le lion atteignît la rive opposée. L’une, au contraire, se mit à nager si maladroitement el avec tant de peine que mille fois au moins il faillit se noyer.
— Comment, dit le lion, étonné à lion droit, comment, lu ne sais donc pas nager?
— Moi? je fends l’eau beaucoup mieux qu’une barque et les poissons eux-mêmes ne pourraient me surpassera la course.
— Dans ce cas, pourquoi rester si longtemps à traverser ce ruisseau?
— Ah ! c’est qu’avec ma queue j’avais pris une anguille si grosse, si grosse, que son poids me faisait enfoncer. J’ai été obligé de la laisser pour venir te trouver.
Le lion se contenta de la réponse. Et de nouveau les deux animaux se remirent en route
Une muraille se présenta bientôt.
Le lion la franchit d’un bond.
Le malheureux baudet ne put faire si grande diligence.
H leva d’abord les pattes de devant, puis, par un suprême effort, réussit à monter sur le mur.
Mais alors, il ne put plus ni avancer, ni reculer.
— Eh bien ! que fais-tu donc là ? cria le lion.
— Ne vois-tu pas que je me pèse? Je veux savoir si la partie de mon corps qui est en avant est aussi lourde que celle qui esJ en arrière.
L’âne finit enfin par franchir le mur.
Le lion dit alors a son compagnon :
— Puissant roi de l’Asinerie, Baudet, mon bel ami, je crois bien que tu te joues agréablement de moi et que ta force égale tout au juste celle d’un enfant.
— Tu as une idée pareille ? Que ton erreur est grande, illustre chef des animaux ! Tiens, pour te convaincre, faisons une chose. Parions à qui jettera par terre celle grande muraille. Celui de nous qui sortira victorieux de l’épreuve sera le roi du vaincu.
— Tes conditions me plaisent et j’accepte volontiers. Aussitôt le lion, pressé de montrer sa puissance, se mit
à donner de grands coups de queue dans le mur. Il frappait à droite, frappait à gauche, ici, là, partout, mais il ne fit que se blesser cruellement et ne réussit même pas à faire tomber une pierre.
Au bout d’un grand quart d’heure il s’arrêta.
— Moi, je ne puis le démolir; voyons si lu seras plus heureux.
Messire Baudet se mit alors à braire et à nier de telle sorte qu’en peu d’instants le mur fut à bas.
— Eh bien ! que dis-tu de ce prodige? Te crois-tu encore plus fort que moi ?
— Non; jusqu’à ce jour je pensais être le roi des animaux, mais je me trompais et ce litre te revient désormais.
— Et encore, reprit le malin, tu ne sais même pas de quoi je suis capable.
— Qu’as-tu donc de si extraordinaire?
— Je mange des épines.
— Des épines? Vraiment, que dis-tu là?
— Rien que la vérité.
— Je t’avoue que je serais curieux de voir une chose pareille.
— Tiens, vois-tu celles qui se balancent là, dans ce vaste champ?
— Oui.
— Je vais les manger.
Et l’heureux Ane, sans perdre un instant (il n’avait point mangé depuis le matin), se mit à tordre à belles dents les plus beaux chardons qu’il soit possible de rencontrer.
Émerveillé par tant de choses étranges, le lion dit alors à sou ami :
— Sur terre, je ne pense pas qu’il y ait un animal plus extraordinaire que toi, aussi je veux te faire reconnaître comme le roi des lions. Y consens-tu?
— Avec plaisir.
En effet, une assemblée de tous les lions de la contrée se tint le lendemain, et l’âne fut reconnu, sans aucune contestation, comme le souverain chef de tous les animaux. Dans cette haute position, notre Baudet vécut heureux et respecté pendant de longues années, et cela d’Autant pins facilement que jamais il ne disputa à ses sujets le butin que ceux-ci savaient prendre.
(Où l’on verra comment un Baudet se fit élire le Roi des Lions), Jean-Baptiste Frédéric Ortoli, 1861-1906