Ces Fables qui font tant de bruit
Sont bien autres, Philis, que l’on ne s’imagine :
Vous croyez que ce n’est qu’Arlequin qui badine,
C’est Ésope qui nous instruit.
La plus simple fable est divine,
Quand on sait en tirer du fruit.
Par exemple, on m’en a dit une
Qui, dans mes naissantes amours,
Quoiqu’assez vieille et fort commune,
Pourra m’être d’un grand secours.
Dans quelque île jadis vivoient trois demoiselles,
Moitié chair, moitié poisson ;
Leur voix étoit si douce, elles étoient si belles,
Que, dès qu’elles chantoient, les cœurs les plus rebelles
Ne pouvoient résister à leur tendre chanson.
L’on voyoit tous les cœurs s’empresser autour d’elles :
Aucun ne se sauvoit du fatal hameçon ;
Et Dieu sait de quelle façon
Les traitoient après ces cruelles !
Un seul d’entre les Grecs, dit-on, leur échappa ;
Je crois qu’il se nommoit Ulysse.
C’étoit un fin narquois, un vieux singe en malice,
Qui les trois trompeuses trompa.
Ce fut par certain artifice,
Car à ses matelots l’oreille il étoupa.
Quoi qu’il en soit enfin, tout près du précipice,
Comme il alloit périr, le drôle décampa.
Mais, dès qu’il fut sorti de ce lieu de délice,
Fut bien fin qui l’y rattrapa !
Appliquons notre parabole.
Quand je devrois en enrager,
Quand je devrois cent fois manquer à ma parole,
Je n’irai point chez vous mardi manger de sole.
Je sais bien quels plaisirs m’y pourroient engager,
Mais je me nomme Ulysse et je crains le danger.
“Ulysse et les Sirènes”
Gaspard de Fieubet : 1626 – ????