Pañchatantra ou fables de Bidpai
2e. Livre – V. — Aventures de Prâptavyamartha
Il y avait dans une ville un marchand nommé Sâgaradatta. Son fils acheta un livre qui se vendait cent roupies, et dans ce livre était écrit :
L’homme obtient ce qu’il doit acquérir ; un dieu même ne peut outrepasser cela ; aussi je ne m’afflige pas, je n’ai pas d’étonnement : ce qui est à nous n’est pas à d’autres.
Quand Sâgaradatta vit cela, il demanda à son fils : Fils, à quel prix as-tu acheté ce livre ? — Père, répondit-il, cent roupies. Lorsque Sâgaradatta entendit cela, il dit : Fi de la sottise ! tu achètes cent roupies un livre dans lequel il n’y a d’écrit que les vers d’une seule strophe ! Avec cette intelligence-là, comment acquerras-tu du bien ? Aussi à partir d’aujourd’hui tu n’entreras pas dans ma maison.
Après avoir été ainsi gourmande, le fils fut chassé de la maison. A cause de cet affront il s’en alla loin en pays étranger, arriva dans une ville, et y resta. Puis au bout de quelques jours, un habitant de cette ville lui demanda : D’où es-tu venu et comment t’appelles-tu ? Il répondit : L’homme obtient ce qu’il doit acquérir. Questionné par un autre, il répondit la même chose. A quiconque le questionnait ainsi, il donnait la même réponse, et de cette façon il devint très-connu dans la ville sous le nom de Prâptavyamartha. Or la fille du roi, nommée Tchan-dravatî, jeune et belle, visitait la ville en compagnie d’une amie, un jour de grande fête, et là un prince très-beau et charmant se présenta comme par hasard à sa vue. Au moment même où elle le vit, elle fut frappée par les flèches de fleurs du dieu qui a un poisson sur sa bannière, et elle dit à son amie : Hé, amie ! les jours de la jeunesse deviennent pourtant pour moi inutiles. Mon père ne me donne en mariage à personne. Il faut donc que tu fasses en sorte que j’aie aujourd’hui une entrevue avec ce prince. Après avoir entendu cela, l’amie alla vite auprès de lui, et dit : Hé ! je suis envoyée vers toi par Tchandravatî, et elle le fait dire : Pour t’avoir vu, je suis réduite par l’Amour au dernier état. Si donc tu ne viens pas promptement auprès de moi, alors ce sera ma mort. Lorsque le prince eut entendu cela, il répondit : S’il faut nécessairement que j’y aille, dis donc par quel moyen je pourrai entrer. Puis l’amie dit : Tu monteras là dans la nuit au moyen d’une forte courroie qui pendra du haut du palais. — Si telle est ta résolution, répondit le prince, alors je ferai ainsi.
Après que cela fut décidé, l’amie retourna auprès de Tchandravatî. Mais quand la nuit fut venue, le prince pensa dans son cœur : Ah ! c’est un grand crime. Et l’on dit :
L’homme qui, dans le monde, a commerce avec la fille d’un précepteur spirituel, l’épouse d’un ami, la femme d’un maître ou d’un serviteur, est appelé meurtrier de brahmane.
Et en outre :
Il ne faut pas commettre une action par laquelle on acquiert le déshonneur, par laquelle on descend dans l’enfer, et par laquelle on est privé du ciel.
Après avoir ainsi honnêtement réfléchi, il n’alla pas auprès de la princesse. Mais Prâptavyamartha, en se promenant, vit dans la nuit sur le côté du palais une courroie qui pendait. La curiosité s’empara de son cœur ; il saisit la courroie et grimpa. La princesse, qui avait l’esprit plein de confiance et croyait qu’il était bien le prince, lui donna bain, aliments, boissons, vêtements et autres marques d’honneur, se mit au lit avec lui, et, les membres en horripilation par l’effet du plaisir que lui causait le contact de son corps, elle dit : Mon cher, amoureuse de toi pour t’avoir seulement vu, je me suis donnée à toi ; je n’aurai pas même en pensée d’autre époux que toi. Pourquoi donc ne parles-tu pas avec moi ? Alors il dit : L’homme obtient ce qu’il doit acquérir. Lorsqu’il eut dit ces mots, la princesse reconnut que c’était un autre ; elle le fit sortir du palais et le renvoya. Mais il alla dans un temple de Danda et s’y endormit. Or un bourreau s’était donné là rendez-vous avec une femme libertine. En arrivant il vit Prâptavyamartha qui dormait déjà, et, pour garder son secret, il lui dit : Qui es-tu ? Celui-ci répondit : L’homme obtient ce qu’il doit acquérir. Après que le bourreau eut entendu cela, il dit : Ce temple est désert ; va dans ma maison et dors dans mon lit. Prâptavyamartha y consentit, et, contre son intention, il se coucha dans un autre lit. Or la fille adulte de ce bourreau, nommée Vinayavati, jeune et belle, laquelle aimait un homme et lui avait donné rendez-vous, était couchée dans ce lit. Quand elle vit venir Prâptavyamartha, trompée dans la nuit par l’obscurité la plus profonde, elle pensa : C’est bien mon amant ; elle se leva, lui fit donner des aliments, des vêtements et autres marques d’honneur, et se fit épouser suivant le mode de mariage Gândharva. Étant avec lui sur le lit, elle lui dit avec un visage épanoui comme un lotus : Pourquoi aujourd’hui aussi ne parles-tu pas confidemment avec moi ? Il répondit : L’homme obtient ce qu’il doit acquérir. Lorsqu’elle entendit cela, elle pensa : Quand on agit inconsidérément, tel est le fruit qui en mûrit. Après avoir ainsi réfléchi, cette fille chagrine lui fit des reproches et le chassa. Comme il allait par la grande route, arriva à grand son d’instruments de musique un fiancé nommé Varakîrti, qui habitait dans un autre pays. Prâptavyamartha se mit à marcher avec le cortège. Mais tandis que, le moment fixé par les astrologues étant proche, la fille de marchand, en habits de noce et de fête, se tenait sur l’estrade d’un porche décoré, à la porte de la maison du marchand, laquelle était près de la route royale, un éléphant en rut, après avoir tué celui qui le montait, vint en ce lieu même et effraya le monde par les cris des gens qui fuyaient. A la vue de cet éléphant, tous ceux qui accompagnaient le fiancé se sauvèrent avec le fiancé épouvanté et se dispersèrent de tous côtés. Mais à ce moment, voyant la jeune fille toute seule, avec des yeux qui roulaient de frayeur, Prâptavyamartha lui dit : N’aie pas peur, je te protège. Il la rassura par son courage, la prit de la main droite et menaça très-hardiment l’éléphant avec de dures paroles. Lorsque ensuite, d’une manière ou d’autre, par l’effet du destin, l’éléphant se fut éloigné, Varakîrti avec ses parents et amis arriva après que le moment fixé par les astrologues fut passé. Alors la mariée était là à la main d’un autre. Quand Varakîrti vit cela, il dit : Hé, beau-père ! tu as mal fait de donner la jeune fille à un autre après me l’avoir donnée. — Hé ! répondit celui-ci, moi aussi je me suis sauvé par crainte de l’éléphant ; j’arrive avec vous et je ne sais pas ce qui s’est passé. Après qu’il eut dit cela, il se mit à questionner sa fille : Mon enfant, tu n’as pas fait une belle chose. Dis-moi donc quelle est cette aventure. Elle répondit : Comme celui-ci m’a sauvée du risque de la vie, personne que lui, tant que je vivrai, n’obtiendra ma main.
Au milieu de cette mésaventure la nuit se passa. Mais le matin il se fit un grand rassemblement de gens ; la fille du roi apprit cette aventure et vint en ce lieu. La chose allant d’une oreille à une autre, la fille du bourreau la sut et vint là également. Puis le roi lui-même, informé de ce grand rassemblement de monde, vint là en personne, et dit à Prâptavyamartha : Hé ! raconte avec confiance ce que c’est que cette aventure. Celui-ci dit : L’homme obtient ce qu’il doit acquérir. Alors la princesse se souvint et dit : Un dieu même ne peut outrepasser cela. Puis la fille du bourreau dit : Aussi je ne m’afflige pas, je n’ai pas d’étonnement. La fille du marchand, quand elle entendit cette histoire de tout le monde, dit : Ce qui est à nous n’est pas à d’autres. Ensuite le roi leur accorda à tous protection, et lorsqu’il eut appris de chacun séparément cette histoire et qu’il connut la vérité, il donna très-respectueusement à Prâptavyamartha sa fille, avec mille villages, des revenus royaux, des scribes et une suite, et, lui disant : Tu es mon fils, il le sacra prince héritier du trône au su de toute la ville. Le bourreau aussi donna sa fille à Prâptavyamartha, et lui offrit suivant ses moyens, pour l’honorer, des vêtements, des présents et autres choses. Puis Prâptavyamartha fit venir dans cette ville, avec tous les honneurs, ses père et mère entourés de toute leur famille ; il vécut heureux avec sa race, et jouit de toutes sortes de plaisirs.
Voilà pourquoi je dis :
L’homme obtient ce qu’il doit acquérir ; un dieu même ne peut outrepasser cela ; aussi je ne m’afflige pas, je n’ai pas d’étonnement : ce qui est à nous n’est pas à d’autres.
Hiranyaka continua : Lors donc que j’eus éprouvé toutes ces joies et ces peines, je tombai dans la plus grande tristesse, et je fus amené auprès de toi par cet ami. Telle est la cause de mon désespoir. — Mon cher, dit Mantharaka, il est sans aucun doute un ami, lui qui, bien qu’amaigri par la faim, t’a ainsi fait monter sur son dos, t’a apporté ici et ne t’a pas mangé en route, toi son ennemi naturel et fait pour lui servir de pâture. Et l’on dit :
Celui dont le cœur ne change jamais dans la richesse est un ami, et en tout temps il est le meilleur ami que l’on puisse acquérir.
C’est à ces signes, disent les sages, que sur cette terre on distingue sûrement les amis, comme on éprouve le feu du sacrifice.
Celui qui est un ami quand le temps de l’adversité est venu est véritablement un ami ; mais lorsque le temps de la prospérité est venu, le méchant même est un ami.
Aussi j’ai maintenant confiance en son amitié, car c’est une amitié contraire à la politique, qui est contractée par des animaux aquatiques et de terre ferme avec un corbeau. Et certes on dit ceci avec raison :
Personne n’est beaucoup l’ami ni l’ennemi de quelqu’un ; c’est par un acte hostile envers un ami que l’ennemi se fait voir et reconnaître.
Sois donc le bienvenu ! Demeure ici auprès de l’étang comme dans ta maison. Et de ce que tu as perdu ta fortune et que tu habites en pays étranger, il ne faut pas à ce sujet te faire de chagrin. Et l’on dit :
L’ombre d’un nuage, l’amitié d’un méchant, les aliments préparés, les femmes, la jeunesse et les richesses sont des choses dont on ne peut jouir que quelque temps.
A cause de cela les sages, qui sont maîtres d’eux-mêmes, ne désirent pas la richesse. Et l’on dit :
Quand l’homme va à la mort, des richesses bien entassées, bien conservées comme la vie dans son corps, nulle part séparées de lui, solides, chéries, ne vont pas cinq pas avec lui.
Et en outre :
Comme la viande est mangée dans l’eau par les poissons, par les bêtes sauvages sur terre, et dans l’air par les oiseaux, ainsi le riche est mangé partout.
Et ainsi :
Du riche même innocent le roi fait un criminel ; le pauvre, quand même il est coupable, est partout à l’abri de la tyrannie.
Peine pour acquérir les richesses et pour les conserver quand elles sont acquises, peine dans le gain, peine dans la dépense : fi ! les richesses ne contiennent qu’affliction !
Avec la centième partie seulement de la peine qu’endure l’homme insensé qui poursuit la richesse, celui qui cherche la délivrance obtiendrait la délivrance.
En outre il ne faut pas te désespérer parce que tu habites en pays étranger. Et l’on dit :
Pour celui qui est brave et intelligent, qu’appelle-t-on pays natal ou qu’appelle-t-on pays étranger ? Le pays où il entre, il s’en rend maître par la force de son bras. Lorsque, sans autres armes que ses dents, ses griffes et sa queue, le lion pénètre dans une forêt, il y étanche sa soif avec le sang du roi des éléphants qu’il a tué.
Lors même qu’il est pauvre et qu’il va en pays étranger, celui qui est sage ne s’afflige nullement. Et l’on dit :
Sagesse et royauté ne sont certainement jamais égales : un roi est vénéré dans son pays, le sage est vénéré partout.
Tu es un trésor de sagesse et tu ne ressembles pas aux hommes vulgaires. Et certes :
La Fortune cherche elle-même, pour demeurer auprès de lui, le héros qui est courageux, actif, qui connaît la conduite des affaires, qui ne s’adonne pas aux vices, qui est reconnaissant et constant dans l’amitié.
D’ailleurs la richesse, même acquise, se perd par le manque d’œuvres. Ainsi cette richesse a été à toi tant de jours ; elle ne t’appartient plus et tu n’en as pas seulement une heure la jouissance ; et si elle revenait d’elle-même, elle te serait ravie par le destin. Car on dit :
Quand on a acquis des richesses on n’en obtient vraiment pas la jouissance, tout comme le sot Somilaka, après qu’il eut été dans la grande forêt.
Comment cela ? dit Hiranyaka. Mantharaka raconta :
“Aventures de Prâptavyamartha”
- Panchatantra 27