Compère Bouc et compère Lapin
Au temps des lutins et des fées, compère Bouc et compère Lapin habitaient dans la même plaine,non loin l’un de l’autre.
Fier de sa longue barbe et de ses cornes aiguës, compère Bouc se montrait fort dédaigneux pour compère Lapin ; à peine le saluait-il quand il le rencontrait, et son plus grand plaisir était de lui jouer les tours les plus pendables.
— Compère Lapin, voici maître Renard! Et compère Lapin de fuir aussitôt.
— Compère Lapin, voici maître le Loup !
Et compère Lapin de trembler de tous ses membres.
— Compère Lapin, voici maître le Tigre !
Et compère Lapin de frémir et de croire venue sa dernière heure.
Fatigué de cette triste existence, messire Lapin réfléchit au moyen de changer en ami son terrible et puissant voisin.
Il trouva des raisons infaillibles et compère Bouc fut invité à dîner.
Le repas fut long et abondant; rien n’y manquait, les meilleurs plats furent servis. Compère Bouc s’en léchait la barbe de satisfaction; jamais il ne s’était trouvé à pareille fête.
— Eh bien! mon ami, s’écria au dessert, compère Lapin, es-tu content de ton souper?
— On ne peut davantage, mon cher hôte, toutefois mon gosier est bien sec et un peu d’eau ne ferait pas de mal.
— Ma foi, compère Bouc, je n’ai point de cave, aussi je ne bois jamais pendant les repas.
— Une idée, compère Lapin, moi non plus je n’ai pas d’eau; si tu veux venir par là, auprès du peuplier, nous allons creuser un puits.
Compère Lapin espéra se venger :
— Non, compère Bouc; à l’aube naissante je bois la rosée dans le calice des fleurs, et pendant la chaleur du jour, quand j’ai soif, je bois dans la piste des vaches.
— C’est bien ; tout seul je le ferai et tout seul je profiterai de mon puits.
— Bon courage, compère Bouc !
— Merci, mon bon ami petit Lapin !
Compère Bouc s’en alla au pied de l’arbre et fouilla son puits; le voilà qui avance, qui se creuse, qui devient de plus en plus profond. Le puits est fait, l’eau jailli!, et compère Bouc se désaltère largement.
Compère Lapin qui l’avait suivi se mit alors à rire derrière un buisson tout en fleurs.
— Ah! mon pauvre ami, comme tu es innocent! ne put-il s’empêcher de dire.
Le lendemain, lorsque Bouc à la grande barbe et aux cornes pointues retourna chercher de l’eau à son puits, il aperçut la trace des pas de petit Lapin encore marquée dans la terre fraîche. Compère Bouc réfléchit profondément, se gratta la tête, tira sa barbe, se frappa le front, puis enfin s’écria ;
—- Mon bon ami, je vais t’attraper!
Et aussitôt il court prendre ses outils et fait une grosse poupée en bois de laurier; ensuite il la goudronne de-ci, delà, à droite, à gauche, en haut, en bas, jusqu’à ce qu’elle soit noire comme une petite négresse, une négresse de Guinée.
Cela fait, compère Bouc attendit tranquillement la lin de la journée; le soleil couché, il courut, se cachant derrière les arbres et les buissons, planter sa poupée’ au ras du puits.
La lune venait de se lever; au ciel brillaient des millions de petits flambeaux; compère Lapin crut l’instant arrivé. Il prend son baquet et va chercher de l’eau.
En route il a peur d’être surpris, il frémit au plus petit bruissement de feuilles, au plus léger souffle du vent. Il marche par sauts, se cachant ici derrière un monticule, se couvrant par là d’une; touffe d’herbe.
Enfin, il arrive au puits. Compère Lapin aperçoit la petite négresse; il s’arrête effrayé, avance, recule, avance et s’arrête encore.
— Qu’est-ce là ? se dit-il. Il écoute; les herbes ne parlaient pas, les feuilles et les branches restaient muettes. Il cligne des yeux, baisse la tête :
— Hé! l’amie, qui donc es-tu? Petite Négresse ne bouge pas.
Compère Lapin avance un peu plus, puis crie encore. Petite Poupée ne répond pas.
Il respire, souffle plus à l’aise, puis s’approche du bord du puits.
Mais, quand il regarde clans l’eau, Petite Négresse regarde aussi.
Compère Lapin devient rouge de colère.
— Ecoute, petite, si tu regardes dans ce puits, je vais te flanquer sur le nez.
Il se baisse au ras du puits et voit la poupée qui lui sourit. Il lève sa main droite et la lui envoie. Pan ! Ali! sa main reste collée.
— Qu’est cela? lâche-moi, fille de démon, ou je vais te flanquer sur les yeux avec l’autre main. 11 la lui flanque.
Bin! .
Hé ! la gauche se colle aussi.
Compère Lapin lève son pied droit.
— Petite Congo, fais attention et mûris bien mes paroles. Vois-tu ce pied-là? Ce pied, je te l’envoie dans l’estomac si tu ne me lâches à l’instant. Aussitôt dit que fait.
Boum !
Le pied se colle; compère Lapin lève l’autre.
— Tu vois, celui-ci ? Si je te l’envoie, tu croiras que c’est la pierre de tonnerre qui te cogne.
Il la frappe.
Tarn !
Le pied se colle encore.
Compère Lapin tenait bien sa Guinée.
— Hé! la petite! j’ai déjà battu bien du monde avec mon front. Attention ou je brise ton affreuse tête en petits morceaux. Lâche-moi !
— Ha! ha! tu ne réponds pas ? Vlau!
— Négresse, es-tu morte ? Ouais, que ma tête colle bien! Quand le soleil fut levé, compère Bouc se rendit au bord du puits pour prendre des nouvelles de son ami petit Lapin : le résultat avait dépassé ses espérances.
— Hé! hé! petit coquin, grand coquin, couquinasse. Hé! hé! compère Lapin, que fais-tu donc là ? Je pensais que tu buvais la rosée dans le calice embaumé des fleurs ou dans la piste des vaches. Hé ! hé! compère Lapin, je vais te punir pour me voler mon eau.
— Je suis ton ami, ne me tue pus.
— Voleur! voleur! crie compère Bouc. Et vite il court dans le bois, ramasse un gros tas de branches sèches, allume un grand feu, puis va chercher petit Lapin pour le brûler tout vivant.
Or, comme il passait près d’un tes de ronces avec compère Lapin sur son épaule, compère Bouc rencontra sa. fille Bélédie qui se promenait dans les champs.
— Où vas-tu, Bouc, mon papa, ainsi affublé d’un pareil fardeau ? Viens manger l’herbe fraîche avec moi, et jette vilain compère Lapin dans ces ronces!
Petit voleur, tout penaud, dresse alors les oreilles et fait l’effrayé.
— Non, non, compère Bouc, ne me jette pas dans ces ronces; les piquants déchireraient ma peau, crèveraient mes yeux, me perceraient le cœur. Ah! je t’en prie, jette-moi plutôt dans le feu.
bouc-et-lapin-contes-ortoli— Hé! hé! petit coquin, grand coquin, couquinasse, hé! hé! compère Lapin, tu n’aimes pas les ronces? Eh bien ! alors, va rire là-dedans!
Et il l’y envoie sans pitié.
Compère Lapin roule en bas du tas d’épines, pais se met à rire :
— Kiak ! kiak ! kiak ! compère Bouc, mon ami, que tu me sembles bête ! kiak! kiak! kiak! Meilleur lit jamais je n’ai eu ; kiak ! kiak ! C’est dans ces ronces que maman m’a fait naître !
Compère Bouc en fut désespéré mais compère Lapin eut la vie sauvée par sa présence d’esprit :
Longue barbe n’est pas toujours signe d’intelligence. (Compère et compère Lapin)
Jean-Baptiste Frédéric Ortoli, 1861-1906