Deux voyageurs faisant chemin ensemble, aperçurent un Ours qui venait droit à eux. Le premier qui le vit monta brusquement sur un arbre, et laissa son compagnon dans le péril, quoiqu’ils eussent été toujours liés jusqu’alors d’une amitié fort étroite. L’autre qui se souvint que l’Ours ne touchait point aux cadavres, se jeta par terre tout de son long, ne remuant ni pieds ni mains, retenant son haleine, et contrefaisant le mort le mieux qu’il lui fut possible. L’Ours le tourna et le flaira de tous côtés, et approcha souvent sa hure de la bouche et des oreilles de l’Homme qui était à terre ; mais le tenant pour mort, il le laissa et s’en alla. Les deux voyageurs s’étant sauvés de la sorte d’un si grand péril, et des griffes de l’Ours, continuèrent leur voyage. Celui qui avait monté sur l’arbre, demandait à son compagnon, en chemin faisant, ce que l’Ours lui avait dit à l’oreille, lorsqu’il était couché par terre. ” Il m’a dit, répliqua le Marchand, plusieurs choses qu’il serait inutile de vous raconter ; mais ce que j’ai bien retenu, c’est qu’il m’a averti de ne compter jamais parmi mes amis que ceux dont j’aurai éprouvé la fidélité dans ma mauvaise fortune. “
- Esope – VIIe-VIe siècle av. J.-C
Les Deux Amis qui vendent la peau de l’Ours
Deux amis voyageaient, et rencontrent un ours,
L’un gagne un arbre haut, l’autre tout plat se couche ;
Ainsi, sans les blesser, va l’animal farouche :
On se sauve souvent par différents détours.
Ennemi dans son camp jamais ne vous étonne ;
On le cherche. Vient−il, on s’assemble, on raisonne :
Il n’est pas temps, dit−on, de risquer le combat.
Si l’on était battu, que deviendrait l’État.
- Isaac de Benserade – (1612 – 1691)
L’Ours et les deux Compagnons
Deux Compagnons, pressés d’argent,
À leur voisin Fourreur vendirent
La peau d’un Ours encore vivant ;
Mais qu’ils tueraient bientôt, du moins à ce qu’ils dirent.
C’était le Roi des Ours au compte de ces gens.
Le Marchand à sa peau devait faire fortune :
Elle garantirait des froids les plus cuisants ;
On en pourrait fourrer plutôt deux robes qu’une.
Dindenaut prisait moins ses Moutons qu’eux leur Ours :
Leur, à leur compte, et non à celui de la Bête.
S’offrant de la livrer au plus tard dans deux jours,
Ils conviennent de prix, et se mettent en quête ;
Trouvent l’Ours qui s’avance, et vient vers eux au trot.
Voilà mes Gens frappés comme d’un coup de foudre.
Le marché ne tint pas ; il fallut le résoudre :
D’intérêts contre l’Ours, on n’en dit pas un mot.
L’un des deux Compagnons grimpe au faîte d’un arbre.
L’autre, plus froid que n’est un marbre,
Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent,
Ayant quelque part ouï dire
Que l’Ours s’acharne peu souvent
Sur un corps qui ne vit, ne meut, ni ne respire.
Seigneur Ours, comme un sot, donna dans ce panneau.
Il voit ce corps gisant, le croit privé de vie ;
Et de peur de supercherie,
Le tourne, le retourne, approche son museau,
Flaire aux passages de l’haleine.
” C’est, dit−il, un cadavre ; ôtons−nous, car il sent. ”
À ces mots, l’Ours s’en va dans la forêt prochaine.
L’un de nos deux Marchands de son arbre descend,
Court à son Compagnon, lui dit que c’est merveille
Qu’il n’ait eu seulement que la peur pour tout mal.
” Eh bien, ajouta−t−il, la peau de l’Animal ?
Mais que t’a−t−il dit à l’oreille ?
Car il s’approchait de bien près,
Te retournant avec sa serre.
− Il m’a dit qu’il ne faut jamais
Vendre la peau de l’Ours qu’on ne l’ait mis par terre. ”
- Jean de la Fontaine – (1621 – 1695)