Que j’ai toujours haï les pensers du vulgaire !
Qu’il me semble profane, injuste, et téméraire ;
Mettant de faux milieux entre la chose et lui,
Et mesurant par soi ce qu’il voit en autrui !
Le maître d’Epicure en fit l’apprentissage.
Son pays le crut fou : Petits esprits ! mais quoi ?
Aucun n’est prophète chez soi.
Ces gens étaient les fous, Démocrite le sage.
L’erreur alla si loin qu’Abdère députa
Vers Hippocrate, et l’invita,
Par lettres et par ambassade,
A venir rétablir la raison du malade.
Notre concitoyen, disaient-ils en pleurant,
Perd l’esprit : la lecture a gâté Démocrite.
Nous l’estimerions plus s’il était ignorant.
Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite :
Peut-être même ils sont remplis
De Démocrites infinis.
Non content de ce songe il y joint les atomes,
Enfants d’un cerveau creux, invisibles fantômes ;
Et, mesurant les cieux sans bouger d’ici-bas,
Il connaît l’univers et ne se connaît pas.
Un temps fut qu’il savait accorder les débats ;
Maintenant il parle à lui-même.
Venez, divin mortel ; sa folie est extrême.
Hippocrate n’eut pas trop de foi pour ces gens :
Cependant il partit : Et voyez, je vous prie,
Quelles rencontres dans la vie
Le sort cause ;
Hippocrate arriva dans le temps
Que celui qu’on disait n’avoir raison ni sens
Cherchait dans l’homme et dans la bête
Quel siège a la raison, soit le coeur, soit la tête.
Sous un ombrage épais, assis près d’un ruisseau,
Les labyrinthes d’un cerveau
L’occupaient. Il avait à ses pieds maint volume,
Et ne vit presque pas son ami s’avancer,
Attaché selon sa coutume.
Leur compliment fut court, ainsi qu’on peut penser.
Le sage est ménager du temps et des paroles.
Ayant donc mis à part les entretiens frivoles,
Et beaucoup raisonné sur l’homme et sur l’esprit,
Ils tombèrent sur la morale.
Il n’est pas besoin que j’étale
Tout ce que l’un et l’autre dit.
Le récit précédent suffit
Pour montrer que le peuple est juge récusable.
En quel sens est donc véritable
Ce que j’ai lu dans certain lieu,
Que sa voix est la voix de Dieu ?
Analyses de Chamfort – 1796.
V. 1. Que j’ai toujours haï les pensers du vulgaire! Pensers; le penser est un mot poétique, pour la pensée.
3. Mellant de faux milieux entre la chose et lui.
Vers très-heureux. En effet, une idée fausse qui nous empêche de porter sûr une chose un jugement sain, est comme un voile interposé entre nous et l’objet que nous voulons juger.
V. 13…….Disaient-ils en pleurant.
Il faut supposer que ce sont les ambassadeurs qui pleurent ; car on ne pleure pas en écrivant, en envoyant des ambassadeurs pour une affairé de cette espèce. Cependant ce qui ferait croire que c’est le peuple qui parle , ce sont les vers suivans :
V.14. … La lecture a gâté Démocrite.
Nous l’estimerions plus s’il était ignorant.
V. 17. Peut-être môme ils sont remplis . De Démocrites infinis.
Je ne sais pourquoi La Fontaine ajoute ces deux vers. Il n’est pas absurde de dire qu’il y a un nombre infini de mondes , mais qu’ils soient pleins de Démocrites , je ne sais ce que cela veut dire.
V. 22. Il connaît l’univers et ne se connaît pas.
On a appliqué ce vers à l’homme en général.
V. 09. Le sage est ménager du temps et des paroles.
Vers devenu proverbe.
V. 47. En quel sens est donc véritable…
La Fontaine prend l’air du doute , par respect pour l’écriture, dont ces paroles sont tirées.