Deux Dragons voulurent passer au travers d’une haie vive, fort touffue, qui leur barrait le chemin ; l’un avait une tête et plusieurs queues, l’autre une queue et plusieurs têtes. Ce dernier, quelques efforts qu’il fît, n’en put jamais venir à bout. Comme toutes ces têtes se nuisaient les unes aux autres, elles ne purent se faire dans la haie une ouverture assez large pour y faire passer le corps de la bête. L’autre eut moins de peine à se faire un passage ; la tête s’ouvrit seule le chemin fort aisément, tira ensuite les queues, et fit si bien, que tête, corps et queues, tout passa.
- Esope – (VIIe-VIe siècle av. J.-C)
Le Dragon à plusieurs têtes et le Dragon à plusieurs queues
Un Envoyé du Grand Seigneur
Préférait, dit l’Histoire, un jour chez l’Empereur,
Les forces de son Maître à celles de l’Empire.
Un Allemand se mit à dire :
Notre prince a des dépendants
Qui de leur chef sont si puissants
Que chacun d’eux pourrait soudoyer une armée.
Le Chiaoux, homme de sens,
Lui dit : Je sais par renommée
Ce que chaque Electeur peut de monde fournir ;
Et cela me fait souvenir
D’une aventure étrange, et qui pourtant est vraie.
J’étais en un lieu sûr, lorsque je vis passer
Les cent têtes d’une Hydre* au travers d’une haie.
Mon sang commence à se glacer ;
Et je crois qu’à moins on s’effraie.
Je n’en eus toutefois que la peur sans le mal.
Jamais le corps de l’animal
Ne put venir vers moi, ni trouver d’ouverture.
Je rêvais à cette aventure,
Quand un autre Dragon, qui n’avait qu’un seul chef
Et bien plus d’une queue, à passer se présente.
Me voilà saisi derechef
D’étonnement et d’épouvante.
Ce chef passe, et le corps, et chaque queue aussi.
Rien ne les empêcha ; l’un fit chemin à l’autre.
Je soutiens qu’il en est ainsi
De votre Empereur et du nôtre.
- Jean de la Fontaine – (1621 – 1695)