Etudes littéraires sur “Le Loup et le Chien” – B. Van Hollebeke édition 1855
Un loup n’avait que les os et la peau1,
Tant les chiens faisaient bonne garde :
Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli 2, qui s’était fourvoyé 3 par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers 4 ,
Sire loup l’eût fait volontiers :
Mais il fallait livrer bataille ;
Et le mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le loup donc l’aborde humblement 5,
1 Par un retour bien juste, le loup, tyran de la brebis, est aussi à plaindre qu’elle. C’est un voleur, mais misérable et malheureux. (Taine.)
2 C’est un mot technique : l’un des signes de la bonne santé chez les chevaux, par exemple, et surtout chez les chiens, c’est le poli de la peau, ainsi que la douceur et le moelleux des poils. (Louandre.)
La tournure et l’air florissant du dogue font plaisir à voir. C’est par hasard qu’il est aux champs et rencontre le loup,maigre et hardi capitaine d’aventures. Il est citadin « et s’est fourvoyé par mégarde. » ( Taine.)
3 Fourvoyé vient de for et voie. Fors s’employait pour hors. Ainsi François Ier. écrivait : » Tout est perdu, fors l’honneur. (Aimé-Martin.)
4 Mettre en pièces.
5 C’est un seigneur; on l’aborde humblement. Le pauvre coureur à longue échine débute par un compliment. (Taine.) A. mon avis, il y a plus. Le loup l’aborde humblement, parce que, voyant que le mâtin est de taille à se défendre, il craint que ses intentions hostiles n’aient été devinées.
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu’il admire.
Il ne tiendra qu’à vous, beau sire 6,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres 7, hères 8, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car, quoi! rien d’assuré! point de franche lippée 9 !
Tout à la pointe de l’épée !
Suivez-moi, vous aurez un bien meilleur destin.
Le loup reprit : que me faudra-t-il faire?
Presque rien, dit le chien : donner la chasse aux gens
Portants 10 bâtons, et mendiants;
6 Le chien répond avec un air de protection polie et de condescendance noble. Il donne au loup un titre honorable : beau sire.
(Taine.)
7 Cancre, écrevisse; au figuré il se dit de celui qui n’avance à rien, un misérable,
8 Hère. Ce mot ne s’emploie guère sans l’adjectif: pauvre hère. Cependant l’habitude où nous sommes de lui entendre donner cette unique acception, nous a familiarisés avec le sens qu’il a ici. (Nodier.) Du reste l’ellipse de pauvre s’explique ici aisément par ce qui suit : pauvres diables.» (Lorin.)
9 Lippée, du saxon lip, lèvre : c’est ce que les lèvres peuvent saisir. (Guillon.) Une franche lippée est une expression familière pour désigner un morceau que Ton attrape sans qu’il en coûte rien. (Lorin.)
10 Cet accord du participe présent, qui formerait une faute grammaticale aujourd’hui, n’en était pas une du temps de La Fontaine. Molière, Boileau et Racine en offrent de nombreux exemples. Ce ne fut qu’en 1680 que l’Académie se détermina à ne plus décliner le participe. (Walkenaer.)
Flatter ceux du logis , à son maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs 11 de toutes les façons,
Os de poulets, os de pigeons ;
Sans parler de mainte caresse. 30
Le loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse 12,
Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.
Qu’est-ce là? lui dit-il. — Rien. — Quoi ! rien! —Peu de chose ;
— Mais encor? — Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez 13 est peut-être 14 la cause.
Attaché ! dit le loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez? — Pas toujours ; mais qu’importe? —
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor 15.
11 Reliefs. Restes de repas, mets que Ton relève de dessus la table.
12 Un loup qui pleure de tendresse ! Quelle effusion de sensibilité! (Guillon.)
13 II a peur de prononcer le mot. (Guillon.)
14 Peut-être fait une plaisante réticence. Le chien n’a pas de doute sur la cause de son accident, mais l’aveu l’embarrasse.
15 Ce mot ne doit pas être pris au propre. Le trésor d’un loup serait un troupeau de brebis. Phèdre est moins vrai quand il lui fait refuser un royaume. (Aimé-Martin.)
Cette pensée me rappelle deux jolis vers d’une fable du baron de Stassart :
Quand on n’a plus sa liberté,
Il importe fort peu si la cage est dorée.
Cela dit, maître loup s’enfuit, et court encor16.
16 Hyperbole pleine de gaieté, qui a doté notre langue d’une phrase faite. (Guillon.)
Quand le fabuliste nous dit que le loup court encore il n’entend pas parler du loup de cette fable, mais de l’espèce en général ou plutôt de ceux dont le loup est ici le type, la personnification.
Unité de cette fable. — But : Faire ressortir le prix de la liberté.
Moyens : Contraste entre l’état pitoyable du loup et l’état florissant du dogue. V. 1—13.
Facilité avec laquelle le loup pourra améliorer sa position. V.13—15.
Malheur de son état actuel. V. 15—21.
Avantages de cette nouvelle position. V. 21—30.
Il est séduit. V. 30-32.
Mais à la seule pensée de la liberté qui lui échappe, il renonce à ses belles illusions. V. 32, jusqu’à la fin.
(Le Loup et le Chien, texte commenté)
- Fable analysée par B. Van Hollebeke, édition 1855