Etudes littéraires sur Le Loup et l’Agneau, B. Van Hollebeke
La raison du plus fort est toujours la meilleure 1 :
Nous l’allons montrer tout-à-l’heure.
Un agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un loup survient 2 à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage 3 :
Tu seras châtié de ta témérité. —
Sire, répond l’agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
1 Ironie, (Aimé-Martin). — La Fontaine est bien loin de penser avec cette latitude. La raison du plus fort est toujours la plus heureuse, la plus puissante, celle qui l’emporte ; et c’est ce qu’il se propose de faire voir. (Ch. Nodier.)
On ne peut pas perdre de vue que La Fontaine est un censeur adroit; et, en réfléchissant un instant, on voit que, loin d’approuver la force brutale, il la stigmatise. Parlant de ce principe on doit dire ce premier vers avec un sourire sardonique. (Duquesnois.)
Cette fable a un but très-moral : c’est de prouver que le méchant se sent responsable de ses mauvaises actions, puisqu’il se croit obligé de les justifier, même quand rien ne l’empêche de les commettre.
2 L’agneau est chez lui; c’est le loup qui survient. (Guillon.) — Jugez de l’absurdité du mot « mon breuvage ; » son breuvage, l’eau d’un ruisseau qui coule dans la prairie ! (Solvet.)
3 On entend la voix rauque et le grondement furieux de la bête enragée,
Plus de vingt pas au-dessous d’elle ;
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson. —
Tu la troubles 4 ! reprit cette bote cruelle ;
Et je sais que de moi tu médis l’an passé 5.
Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né 6 ?
Reprit l’agneau; je tette encor ma mère. —
Si ce n’est toi, c’est donc ton frère. —
Je n’en ai point7. — C’est donc quelqu’un des tiens ;
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers , et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus, au fond des forêts
Le loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès 8.
4 Cette interruption brusque marque la colère fougueuse d’un homme qui a tort, et qui ne permet pas qu’on se justifie. (Batteux.)
5 Il n’y a aucune liaison logique entre ce vers et le précédent. C’est le désordre des raisonnements de la haine. (Nodier.)
6 Né ne rime point avec passé. À part cette petite négligence, la fable est parfaite. C’est un chef-d’œuvre de style et particulièrement de dialogue. (Nodier.)
7 Remarquez comme La Fontaine a su faire ressortir, dans chacune des réponses de l’agneau, l’absurdité des accusations du loup.
8 Les expressions proverbiales empruntées au langage judiciaire abondent dans les œuvres de La Fontaine. (Marty-Laveaux.)
Le loup ne supprime tout prétexte et tout raisonnement que lorsqu’il est réduit à l’absurde par les réponses de l’agneau (Chamfort.)
- Fable analysée par B. Van Hollebeke, édition 1855.