Elina Batam
Poètesse – Fable de la Tour de Mornans
Par un beau matin d’automne, alors que les écureuils Mano et Chafouin se promenaient le long d’un corridor, au Sud du Synclinal, ils découvrirent une vallée étirée au pied de la montagne de Rochecolombe ; les oiseaux qui les saluaient au passage l’appelaient « la Vallée de la plainte ». Elle était traversée par une rivière bruissante et parsemée de bosquets dorés, et, au beau milieu, s’élevait un petit mont coiffé d’une tour ronde. Régulièrement, une plainte lancinante s’en échappait et emplissait toute la vallée en faisant frémir les feuillages ; on aurait dit que tous les arbres sanglotaient.
Les deux écureuils décidèrent d’aller voir d’où venait cette lugubre plainte, mais, arrivés au pied du mont, ils hésitèrent entre deux chemins; Chafouin partit explorer le sentier de droite et Mano s’engagea dans celui de gauche.
Chafouin sautait d’arbre en arbre le long d’une rangée de peupliers jaunes quand il aperçut au-dessous de lui une fillette blonde juchée sur une souche ; une baguette à la main, elle déclamait un discours face à son auditoire imaginaire :
– D’après le théorème de Pythagore, cet arbre fait exactement 14,7 mètres de haut. C’est en 1515, chers amis, que le roi François 1er gagna la bataille de Marignan. De son temps, le philosophe grec Epicure avait fondé une école dans un jardin ; son collège Socrate enseignait l’art du logos, que tout homme cultivé doit acquérir…
Toute droite dans son chemisier à manches ballon et ses vernis bien cirées, la fillette parlait avec un air suffisant, en appuyant ses paroles par des mouvements vifs de baguette. Après avoir réciter un poème de Racine, deux équations chimiques, les caractéristiques géographiques de l’Inde et quelques principes de la philosophie kantienne, elle sembla un peu essoufflée et s’assit sur la souche. Elle soupira profondément en donnant des petits coups de talons sur le sol et murmura « toute seule, toujours toute seule ! » ; puis, l’air triste, elle leva son visage vers le ciel où la plainte lugubre s’était mise à gémir.
Mano bondissait au sommet d’érables flamboyants, quand il aperçut une fillette brune qui gambadait dans une prairie. Elle se parlait à voix basse en soulevant délicatement sa robe de princesse imaginaire ; imitant le galop du cheval, elle fit le tour du pré en s’écriant :
– Huuee ! Oooh lààà!
Au bout de quelques minutes de cavalcade, elle s’assit tout essoufflée entre les herbes hautes. Elle se fabriqua une bague avec des pâquerettes, la passa à son doigt, puis la regarda quelques instants luire dans le soleil. L’air décidé, elle extirpa un livre de dessous son tee-shirt fripé, et commença à lire en suivant les lignes avec son doigt. Son visage prit bientôt un air anxieux ; fronçant les sourcils, elle se mordillait les lèvres en s’efforçant de comprendre. Elle persévéra encore, mais au bout de quelques instants, elle appuya son front contre son poing en soupirant :
– Pfff !
puis lâcha le livre qui tomba dans l’herbe en se refermant. L’air triste, elle leva son visage vers le ciel où la plainte lugubre s’était mise à gémir.
Mano poursuivit son chemin et trouva le départ du sentier qui montait à la Tour. Il alla prévenir Chafouin et ils s’y engagèrent en parlant des fillettes qu’ils avaient vues. La plainte se faisait de plus en plus forte à mesure qu’ils s’approchaient du sommet. Quand ils l’atteignirent, elle était devenue assourdissante, et les deux écureuils se bouchèrent les oreilles en avançant jusqu’à une fente étroite ménagée dans le mur de la Tour.
Mano cria à travers l’obscurité de la fente :
– Pourquoi pleurez-vous ? Que vous arrive t-il ?!
La plainte cessa soudain et une voix répondit en sanglotant :
– Je suis séquestrée ici bouhouh ! On veut me forcer à servir le Grand Tri, quelle ignominie bouhouh !
Puis elle continua d’un ton indigné :
– Mais je ne jaillis pas pour cela ! Ma force vive me pousse d’esprit en esprit, je vis par eux tous. Je nourris les âmes, je butine dans les cœurs et libère les paroles. Quel beau métier j’avais là avant d’être retenue prisonnière entre ces quatre murs…bouhouhou !
Ses sanglots devinrent si déchirants que les deux écureuils frissonnèrent d’émotion ; les poils de leurs queues en panache étaient tout hérissés.
– Je pleure d’être éloignée de toutes ces bouches ! Elles ont besoin de moi, libre, pour former des récits ensemble. Depuis que j’ai perdu ma liberté, le monde se fissure peu à peu… Quelle tristesse…bouhouh !
Mano se rapprocha de la fente pour essayer de voir qui parlait, mais il ne vit qu’une obscurité d’encre.
– Chaque jour le Grand Tri creuse entre les humains tous ces fossés où je m’abîme… et les Humains n’ont même pas l’air de s’en rendre compte… bouhouhou…
En tirant Chafouin par la queue pour qu’il se rapproche, Mano fit les présentations :
– Nous aimerions t’aider. Nous, c’est Mano et Chafouin, les écureuils du Synclinal. Et toi, comment t’appelles-tu ?
– Mon nom est Culture. Libérez-moi je vous en prie !
Fable de la Tour de Mornans par Elina Batam, novembre 2012.