A mon ami M. Just Albert.
Un âne,qui n’avait connu d’autre chemin
Que celui qui conduit de la ferme au moulin ,
Un jour quitta les champs pour habiter la ville.
Le progrès souriait au rustique animal :
« L’âne, se disait-il, pour peu qu’il suit docile,
Pourrait remplacer le cheval.
Ainsi le villageois devient artiste habile »
Chez, son maître nouveau tout comble ses souhaits :
Au Lieu du bât, il porte le harnais ;
Tout vaniteux d’une telle toilette.
On vous l’attèle à la charrette.
Ah ! pour le coup, messire Aliboron,
Se crut cheval pour tout de bon.
Traînant d’un pied léger le pesant véhicule,
Comme il est fier de voir, sur le pont de Bordeaux,
Les ânes, par degrés, évincer les chevaux!
Avec fracas sa charrette y circule ;
Le succès le rend ridicule.
Il croit dans son orgueil que le beau monument
Est fait pour l’âne seulement.
Plus fier encor qu’à l’ordinaire,
Notre baudet, couvert d’une noble poussière,
Juste au milieu du pont, soit dessein, soit hasard,
Accroche un beau cheval pliant sous le brancard
D’une charrette trop chargée :
L’âne brava le choc. Le cheval s’abattit!…
A coups de fouet la bête est bientôt dégagée.
Avec dédain l’âne lui dit :
— « Tu reconnais enfin, ma force et ma puissance :
Pour le parcours du pont, on ne veut plus que moi.
— » Apprends, dit le cheval, que cette préférence,
Qui te donne tant d’arrogance,
Vient du tarif et non de toi :
La taxe n’atteint pas l’emploi.
La tienne, j’en conviens, est vraiment trop petite,
Cette erreur cependant révéla ton mérite !
Tu traînes ma charrette, et te crois mon égal;
Mais on te taxe, au pont, trois lois moins qu’un cheval.
Voilà par quels moyens tu m’y fais concurrence.
Ose donc me vanter ta force!!!… ta puissance!!!… »
Les ânes font ici, comme nos fabricants,
Qu’injustement la loi protège :
Ces routiniers bravent tous concurrents…
A l’abri de leur privilège.
Un libre-échangiste bordelais, 1892, de Durand (Bordeaux)
(Le Cheval et l’âne) Extrait du Mémorial Bordelais du 9 Octobre 1847.