
Sire, il y avait autrefois un pêcheur fort âgé, et si pauvre qu’à peine pouvait-il gagner de quoi faire subsister sa femme et trois enfants dont sa famille était composée. Il allait tous les jours à la pêche de grand matin; et chaque jour, il s’était fait une loi de ne jeter ses filets que quatre fois seulement.
Il partit un matin au clair de la lune, et se rendit au bord de la mer. Il se déshabilla, et jeta ses filets. Comme il les tirait vers le rivage, il sentit d’abord de la résistance: il crut avoir fait une bonne pêche, et il s’en réjouissait déjà en lui-même. Mais un moment après, s’apercevant qu’au lieu de poisson il n’y avait dans ses filets que la carcasse d’un âne, il en eut beaucoup de chagrin…
Scheherazade, en cet endroit, cessa de parler, parce qu’elle vit paraître le jour. Ma sœur, lui dit Dinarzade, je vous avoue que ce commencement me charme, et je prévois que la suite sera fort agréable. Rien n’est plus surprenant que l’histoire du pêcheur, répondit la sultane; et vous en conviendrez la nuit prochaine, si le sultan me fait la grâce de me laisser vivre. Schahriar, curieux d’apprendre le succès de la pêche du pêcheur, ne voulut pas faire mourir ce jour-là Scheherazade. C’est pourquoi il se leva, et ne donna point encore ce cruel ordre.
IXe NUIT
Le lendemain, après en avoir obtenu la permission du sultan, Scheherazade reprit en ces termes le conte du pêcheur:
Sire, quand le pêcheur, affligé d’avoir fait une si mauvaise pêche, eut raccommodé ses filets, que la carcasse de l’âne avait rompus en plusieurs endroits, il les jeta une seconde fois. En les tirant, il sentit encore beaucoup de résistance, ce qui lui fit croire qu’ils étaient remplis de poisson; mais il n’y trouva qu’un panier plein de gravier et de fange. Il en fut dans une extrême affliction. O fortune! s’écria-t-il d’une voix pitoyable, cesse d’être en colère contre moi, et ne persécute point un malheureux qui te prie de l’épargner! Je suis parti de ma maison pour venir ici chercher ma vie, et tu m’annonces ma mort. Je n’ai pas d’autre métier que celui-ci pour subsister; et malgré tous les soins que j’y apporte, je puis à peine fournir aux plus pressants besoins de ma famille. Mais j’ai tort de me plaindre de toi, tu prends plaisir à maltraiter les honnêtes gens, et à laisser les grands hommes dans l’obscurité, tandis que tu favorises les méchants, et que tu élèves ceux qui n’ont aucune vertu qui les rende recommandables.
En achevant ces plaintes, il jeta brusquement le panier; et, après avoir bien lavé ses filets que la fange avait gâtés, il les jeta pour la troisième fois. Mais il n’amena que des pierres, des coquilles et de l’ordure. On ne saurait expliquer quel fut son désespoir; peu s’en fallut qu’il ne perdît l’esprit. Cependant, comme le jour commençait à paraître, il n’oublia pas de faire sa prière, en bon musulman; ensuite il ajouta celle-ci: Seigneur, vous savez que je ne jette mes filets que quatre fois chaque jour. Je les ai déjà jetés trois fois sans avoir retiré le moindre fruit de mon travail. Il ne m’en reste, plus qu’une; je vous supplie de me rendre la mer favorable, comme vous l’avez rendue à Moïse.
Le pêcheur ayant fini cette prière, jeta ses filets pour la quatrième fois. Quand il jugea qu’il devait y avoir du poisson, il les tira comme auparavant avec assez de peine. Il n’y en avait pas pourtant; mais il y trouva un vase de cuivre jaune, qui, à sa pesanteur, lui parut plein de quelque chose; et il remarqua qu’il était fermé et scellé de plomb, avec l’empreinte d’un sceau. Cela le réjouit. Je le vendrai au fondeur, dit-il, et de l’argent que j’en ferai, j’en achèterai une mesure de blé.
Il examina le vase de tous côtés, il le secoua, pour voir si ce qui était dedans ne ferait pas de bruit. Il n’entendit rien, et cette circonstance, avec l’empreinte du sceau sur le couvercle de plomb, lui firent penser qu’il devait être rempli de quelque chose de précieux. Pour s’en éclaircir, il prit son couteau, et, avec un peu de peine, il l’ouvrit. Il en pencha aussitôt l’ouverture contre terre; mais il n’en sortit rien, ce qui le surprit extrêmement. Il le posa devant lui; et pendant qu’il le considérait attentivement, il en sortit une fumée fort épaisse, qui l’obligea de reculer deux ou trois pas en arrière. Cette fumée s’éleva jusqu’aux nues; et s’étendant sur la mer et sur le rivage, forma un gros brouillard: spectacle qui causa, comme on peut se l’imaginer, un étonnement extraordinaire au pêcheur. Lorsque la fumée fut toute hors du vase, elle se réunit et devint un corps solide, dont il se forma un génie deux fois aussi haut que le plus grand de tous les géants. A l’aspect d’un monstre d’une grandeur si démesurée, le pêcheur voulut prendre la fuite; mais il se trouva si troublé et si effrayé, qu’il ne put marcher.
Salomon, s’écria d’abord le génie, Salomon, grand prophète de Dieu, pardon, pardon! Jamais je ne m’opposerai à vos volontés. J’obéirai à tous vos commandements.
Scheherazade, apercevant le jour, interrompit là son conte.
Xe NUIT

Le lendemain Scheherazade poursuivit ainsi le conte du pêcheur:
Sire, le pêcheur n’eut pas sitôt entendues les paroles que le génie avait prononcées, qu’il se rassura et lui dit: Esprit superbe, que dites-vous? Il y a plus de dix-huit cents ans que Salomon, le prophète de Dieu, est mort, et nous sommes présentement à la fin des siècles. Apprenez-moi votre histoire, et pour quel sujet vous étiez renfermé dans ce vase.
A ce discours, le génie, regardant le pêcheur d’un air fier, lui répondit: Parle-moi plus civilement; tu es bien hardi de m’appeler ainsi superbe! Hé bien! reprit le pêcheur, vous parlerai-je avec plus de civilité, en vous appelant hibou du bonheur? Je te dis, repartit le génie, de me parler plus civilement avant que je te tue. Hé pourquoi me tueriez-vous? répliqua le pêcheur. Je viens de vous mettre en liberté; l’avez-vous déjà oublié? Non, je m’en souviens, repartit le génie; mais cela ne m’empêchera pas de te faire mourir, et je n’ai qu’une seule grâce à t’accorder. Et quelle est cette grâce? dit le pêcheur. C’est, répondit le génie, de te laisser choisir de quelle manière tu veux que je te tue. Mais en quoi vous ai-je offensé? reprit le pêcheur. Est-ce ainsi que vous voulez me récompenser du bien que je vous ai fait? Je ne puis te traiter autrement, dit le génie; et afin que tu en sois persuadé, écoute mon histoire.
Je suis un de ces esprits rebelles qui se sont opposés à la volonté de Dieu. Tous les autres génies reconnurent le grand Salomon, prophète de Dieu, et se soumirent à lui. Nous fûmes les seuls, Sacar et moi, qui ne voulûmes pas faire cette bassesse. Pour s’en venger, ce puissant monarque chargea Assaf, fils de Barakhia, son premier ministre, de me venir prendre. Cela fut exécuté. Assaf vint se saisir de ma personne, et me mena malgré moi devant le trône du roi son maître. Salomon, fils de David, me commanda de quitter mon genre de vie, de reconnaître son pouvoir et de me soumettre à ses commandements. Je refusai hautement de lui obéir; et j’aimai mieux m’exposer à tout son ressentiment que de lui prêter le serment de fidélité et de soumission qu’il exigeait de moi. Pour me punir, il m’enferma dans ce vase de cuivre, et afin de s’assurer de moi, et que je ne pusse pas forcer ma prison, il imprima lui-même sur le couvercle de plomb son sceau, où le grand nom de Dieu était gravé. Cela fait, il mit le vase entre les mains d’un des génies qui lui obéissaient, avec ordre de me jeter à la mer, ce qui fut exécuté à mon grand regret. Durant le premier siècle de ma prison, je jurai que si quelqu’un m’en délivrait avant les cent ans achevés, je le rendrais riche même après sa mort. Mais le siècle s’écoula et personne ne me rendit ce bon office. Pendant le second siècle, je fis serment d’ouvrir tous les trésors de la terre à quiconque me mettrait en liberté; mais je ne fus pas plus heureux. Dans le troisième, je promis de faire puissant monarque mon libérateur, d’être toujours près de lui en esprit et de lui accorder chaque jour trois demandes, de quelque nature qu’elles pussent être; mais ce siècle se passa comme les deux autres et je demeurai toujours dans le même état. Enfin, chagrin, ou plutôt enragé de me voir prisonnier si longtemps, je jurai que si quelqu’un me délivrait dans la suite, je le tuerais impitoyablement et ne lui accorderais point d’autre grâce que de lui laisser le choix du genre de mort dont il voudrait que je le fisse mourir. C’est pourquoi, puisque tu es venu ici aujourd’hui et que tu m’as délivré, choisis comment tu veux que je te tue.
Ce discours affligea fort le pêcheur. Je suis bien malheureux, s’écria-t-il, d’être venu en cet endroit rendre un si grand service à un ingrat. Considérez, de grâce, votre injustice et révoquez un serment si peu raisonnable. Pardonnez-moi, Dieu vous pardonnera de même. Si vous me donnez généreusement la vie, il vous mettra à couvert de tous les complots qui se formeront contre vos jours. Non, ta mort est certaine, dit le génie, choisis seulement de quelle sorte tu veux que je te fasse mourir. Le pêcheur, le voyant dans la résolution de le tuer, en eut une douleur extrême, non pas tant pour l’amour de lui, qu’à cause de ses trois enfants dont il plaignait la misère où ils allaient être réduits par sa mort. Il tâcha encore d’apaiser le génie. Hélas! reprit-il, daignez avoir pitié de moi, en considération de ce que j’ai fait pour vous. Je te l’ai déjà dit, repartit le génie; c’est pour cette raison que je suis obligé de t’ôter la vie. Cela est étrange, répliqua le pêcheur, que vous vouliez absolument rendre le mal pour le bien. Le proverbe dit que, qui fait du bien à celui qui ne le mérite pas, en est toujours mal payé. Je croyais, je l’avoue, que cela était faux; en effet, rien ne choque davantage la raison et les droits de la société; néanmoins j’éprouve cruellement que cela n’est que trop véritable. Ne perdons pas le temps, interrompit le génie: tous tes raisonnements ne sauraient me détourner de mon dessein. Hâte-toi de dire comment tu souhaites que je te tue.
La nécessité donne de l’esprit. Le pêcheur s’avisa d’un stratagème. Puisque je ne saurais éviter la mort, dit-il au génie, je me soumets donc à la volonté de Dieu. Mais avant que je choisisse un genre de mort, je vous conjure, par le grand nom de Dieu qui était gravé sur le sceau du prophète Salomon, fils de David, de me dire la vérité sur une question que j’ai à vous faire.
Quand le génie vit qu’on lui faisait une adjuration qui le contraignait de répondre positivement, il trembla en lui-même et dit au pêcheur: Demande-moi ce que tu voudras et hâte-toi…
XIe NUIT
Le génie, poursuivit Scheherazade la nuit suivante, ayant promis de dire la vérité, le pêcheur lui dit: Je voudrais savoir si effectivement vous étiez dans ce vase; oseriez-vous en jurer par le grand nom de Dieu? Oui, répondit le génie, je jure par ce grand nom que j’y étais et cela est très-véritable. En bonne foi, répliqua le pêcheur, je ne puis vous croire. Ce vase ne pourrait pas seulement contenir un de vos pieds; comment se peut-il que votre corps y ait été renfermé tout entier? Je te jure pourtant repartit le génie, que j’y étais tel que tu me vois. Est-ce que tu ne me crois pas, après le grand serment que je t’ai fait? Non vraiment, dit le pêcheur: et je ne vous croirai point, à moins que vous ne me fassiez voir la chose.
Alors il se fit une dissolution du corps du génie, qui, se changeant en fumée, s’étendit comme auparavant sur la mer et sur le rivage et qui, se rassemblant ensuite, commença de rentrer dans le vase, et continua de même par une succession lente et égale, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus rien au dehors. Aussitôt il en sortit une voix qui dit au pêcheur: Hé bien! incrédule pêcheur, me voici dans le vase; me crois-tu présentement?
Le pêcheur, au lieu de répondre au génie, prit le couvercle de plomb et ayant fermé promptement le vase: Génie, lui cria-t-il, demande-moi grâce à ton tour et choisis de quelle mort tu veux que je te fasse mourir. Mais non, il vaut mieux que je te rejette à la mer, dans le même endroit d’où je t’ai tiré, puis je ferai bâtir une maison sur ce rivage où je demeurerai, pour avertir tous les pêcheurs qui viendront y jeter leurs filets de bien prendre garde de repêcher un méchant génie comme toi, qui as fait serment de tuer celui qui te mettra en liberté.
A ces paroles offensantes, le génie irrité fit tous ses efforts pour sortir du vase; mais c’est ce qui ne lui fut pas possible, car l’empreinte du sceau du prophète Salomon, fils de David, l’en empêchait. Ainsi, voyant que le pêcheur avait alors l’avantage sur lui, il prit le parti de dissimuler sa colère. Pêcheur, lui dit-il d’un ton radouci, garde-toi bien de faire ce que tu dis, ce que j’en ai fait n’a été que par plaisanterie, et tu ne dois pas prendre la chose sérieusement. O génie! répondit le pêcheur, toi qui étais, il n’y a qu’un moment, le plus grand et qui es à cette heure le plus petit de tous les génies, apprends que tes artificieux discours ne te serviront de rien. Tu retourneras à la mer. Si tu y as demeuré tout le temps que tu m’as dit, tu pourras bien y demeurer jusqu’au jour du jugement. Je t’ai prié, au nom de Dieu, de ne me pas ôter la vie: tu as rejeté mes prières, je dois te rendre la pareille.
Le génie n’épargna rien pour tâcher de toucher le pêcheur. Ouvre le vase, lui dit-il, donne-moi la liberté, je t’en supplie; je te promets que tu seras content de moi. Tu n’es qu’un traître, repartit le pêcheur. Je mériterais de perdre la vie, si j’avais l’imprudence de me fier à toi.
Pêcheur, mon ami, répondit le génie, je te conjure encore une fois de ne pas faire une si cruelle action. Songe qu’il n’est pas honnête de se venger, et qu’au contraire il est louable de rendre le bien pour le mal; ne me traite pas comme Imma traita autrefois Ateca. Et que fit Imma à Ateca? répliqua le pêcheur. Oh! si tu souhaites de le savoir, repartit le génie, ouvre-moi ce vase; crois-tu que je sois en humeur de faire des contes dans une prison si étroite? Je t’en ferai tant que tu voudras quand tu m’auras tiré d’ici. Non, dit le pêcheur, je ne te délivrerai pas; c’est trop raisonner, je vais te précipiter au fond de la mer. En un mot, pêcheur, s’écria le génie, je te promets de ne te faire aucun mal; bien éloigné de cela, je t’enseignerai un moyen de devenir puissamment riche.
L’espérance de se tirer de la pauvreté désarma le pêcheur. Je pourrais t’écouter, dit-il, s’il y avait quelque fond à faire sur ta parole: jure-moi, par le grand nom de Dieu, que tu feras de bonne foi ce que tu dis et je vais t’ouvrir le vase. Je ne crois pas que tu sois assez hardi pour violer un pareil serment. Le génie le fit et le pêcheur ôta aussitôt le couvercle du vase. Il en sortit à l’instant de la fumée et le génie ayant repris sa forme de la même manière qu’auparavant, la première chose qu’il fit fut de jeter, d’un coup de pied, le vase dans la mer. Cet action effraya le pêcheur. Génie, dit-il, qu’est-ce que cela signifie? Ne voulez-vous pas garder le serment que vous venez de faire?
La crainte du pêcheur fit rire le génie, qui lui répondit: Non, pêcheur, rassure-toi; je n’ai jeté le vase que pour me divertir et voir si tu en serais alarmé; et pour te persuader que je te veux tenir parole, prends tes filets et me suis. En prononçant ces mots, il se mit à marcher devant le pêcheur, qui, chargé de ses filets, le suivit avec quelque sorte de défiance. Ils passèrent devant la ville et montèrent au haut d’une haute montagne, d’où ils descendirent dans une vaste plaine qui les conduisit à un étang situé entre quatre collines.
Lorsqu’ils furent arrivés au bord de l’étang, le génie dit au pêcheur: Jette tes filets et prends du poisson. Le pêcheur ne douta point qu’il n’en prît, car il en vit une grande quantité dans l’étang; mais ce qui le surprit extrêmement, c’est qu’il remarqua qu’il y en avait de quatre couleurs différentes, c’est-à-dire de blancs, de rouges, de bleus et de jaunes. Il jeta ses filets et en amena quatre, dont chacun était d’une de ces couleurs. Comme il n’en avait jamais vu de pareils, il ne pouvait se lasser de les admirer, et jugeant qu’il en pourrait tirer une somme assez considérable, il en avait beaucoup de joie. Emporte ces poissons, lui dit le génie et va les présenter à ton sultan; il t’en donnera plus d’argent que tu n’en as manié en toute ta vie. Tu pourras venir tous les jours pêcher dans cet étang; mais je t’avertis de ne jeter tes filets qu’une fois chaque jour; autrement il t’en arriverait du mal, prends-y garde. C’est l’avis que je te donne: si tu le suis exactement, tu t’en trouveras bien. En disant cela, il frappa du pied la terre, qui s’ouvrit et se referma après l’avoir englouti.
Le pêcheur, résolu de suivre de point en point les conseils du génie, se garda bien de jeter une seconde fois ses filets. Il reprit le chemin de la ville, fort content de sa pêche et faisant mille réflexions sur son aventure. Il alla droit au palais du sultan pour lui présenter ses poissons.
XIIe NUIT
Le lendemain, Scheherazade, avec la permission du sultan, reprit de cette sorte:
Sire, je laisse à penser à Votre Majesté quelle fut la surprise du sultan lorsqu’il vit les quatre poissons que le pêcheur lui présenta. Il les prit l’un après l’autre pour les considérer avec attention, et après les avoir admirés assez longtemps: Prenez ces poissons, dit-il à son premier vizir, et les portez à l’habile cuisinière que l’empereur des Grecs m’a envoyée; je m’imagine qu’ils ne seront pas moins bons qu’ils sont beaux. Le vizir les porta lui-même à la cuisinière et les lui remettant entre les mains: Voilà, lui dit-il, quatre poissons qu’on vient d’apporter au sultan; il vous ordonne de les lui apprêter. Après s’être acquitté de cette commission, il retourna vers le sultan son maître, qui le chargea de donner au pêcheur quatre cents pièces d’or de sa monnaie; ce qu’il exécuta très-fidèlement. Le pêcheur, qui n’avait jamais possédé une si grande somme à la fois, concevait à peine son bonheur et le regardait comme un songe. Mais il connut dans la suite qu’il était réel par le bon usage qu’il en fit, en l’employant aux besoins de sa famille.
Mais, sire, poursuivit Scheherazade, après avoir parlé du pêcheur, il faut vous parler aussi de la cuisinière du sultan que nous allons trouver dans un grand embarras. D’abord qu’elle eut nettoyé les poissons que le vizir lui avait donnés, elle les mit sur le feu dans une casserole avec de l’huile pour les frire. Lorsqu’elle les crut assez cuits d’un côté, elle les tourna de l’autre. Mais, ô prodige inouï! à peine furent-ils tournés, que le mur de la cuisine s’entr’ouvrit. Il en sortit une jeune dame d’une beauté admirable et d’une taille avantageuse; elle était habillée d’une étoffe de satin à fleurs, façon d’Égypte, avec des pendants d’oreille, un collier de grosses perles, des bracelets d’or garnis de rubis, et elle tenait une baguette de myrte à la main. Elle s’approcha de la casserole, au grand étonnement de la cuisinière, qui demeura immobile à cette vue, et frappant un des poissons du bout de sa baguette: Poisson, poisson, lui dit-elle, es-tu dans ton devoir? Le poisson n’ayant rien répondu, elle répéta les mêmes paroles, et alors les quatre poissons levèrent la tête tous ensemble et lui dirent très-distinctement: Oui, oui: si vous comptez, nous comptons; si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres; si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents. Dès qu’ils eurent achevé ces mots, la jeune dame renversa la casserole et rentra dans l’ouverture du mur qui se referma aussitôt, et se remit au même état où il était auparavant.
La cuisinière que toutes ces merveilles avaient épouvantée, étant revenue de sa frayeur, alla relever les poissons qui étaient tombés sur la braise; mais elle les trouva plus noirs que du charbon et hors d’état d’être servis au sultan. Elle en eut une vive douleur et se mettant à pleurer de toutes ses forces: Hélas! disait-elle, que vais-je devenir? Quand je conterai au sultan ce que j’ai vu, je suis assurée qu’il ne me croira point; dans quelle colère ne sera-t-il pas contre moi.
Pendant qu’elle s’affligeait ainsi, le grand vizir entra et lui demanda si les poissons étaient prêts. Elle lui raconta tout ce qui était arrivé, et ce récit, comme on le peut penser, l’étonna fort; mais sans en parler au sultan, il inventa une excuse qui le contenta. Cependant il envoya chercher le pêcheur à l’heure même; et quand il fut arrivé: Pêcheur, lui dit-il, apporte-moi quatre autres poissons qui soient semblables à ceux que tu as déjà apportés; car il est survenu certain malheur qui a empêché qu’on ne les ait servis au sultan. Le pêcheur ne lui dit pas ce que le génie lui avait recommandé; mais pour se dispenser de fournir ce jour-là les poissons qu’on lui demandait, il s’excusa sur la longueur du chemin et promit de les apporter le lendemain matin.
Effectivement, le pêcheur partit durant la nuit et se rendit à l’étang. Il y jeta ses filets et les ayant retirés, il y trouva quatre poissons qui étaient comme les autres, chacun d’une couleur différente. Il s’en retourna aussitôt, et les porta au grand vizir dans le temps qu’il le lui avait promis. Ce ministre les prit et les emporta lui-même encore dans la cuisine, où il s’enferma seul avec la cuisinière, qui commença de les habiller devant lui et qui les mit sur le feu, comme elle avait fait les quatre autres le jour précédent. Lorsqu’ils furent cuits d’un côté et qu’elle les eut tournés de l’autre, le mur de la cuisine s’entr’ouvrit encore et la même dame parut avec sa baguette à la main; elle s’approcha de la casserole, frappa un des poissons, lui adressa les mêmes paroles et ils lui firent tous la même réponse en levant la tête.
XIIIe NUIT
La nuit suivante la sultane reprit la parole en ces termes: Sire, après que les quatre poissons eurent répondu à la jeune dame, elle renversa encore la casserole d’un coup de baguette, et se retira dans le même endroit de la muraille d’où elle était sortie. Le grand vizir ayant été témoin de ce qui s’était passé: Cela est trop surprenant, dit-il, et trop extraordinaire pour en faire un mystère au sultan; je vais de ce pas l’informer de ce prodige. En effet, il l’alla trouver et lui en fit un rapport.
Le sultan, fort surpris, marqua beaucoup d’empressement de voir cette merveille. Pour cet effet, il envoya chercher le pêcheur. Mon ami, lui dit-il, ne pourrais-tu pas m’apporter encore quatre poissons de diverses couleurs? Le pêcheur répondit au sultan, que si Sa Majesté voulait lui accorder trois jours pour faire ce qu’elle désirait, il se promettait de la contenter. Les ayant obtenus, il alla à l’étang pour la troisième fois et il ne fut pas moins heureux que les deux autres; car du premier coup de filet, il prit quatre poissons de couleur différente. Il ne manqua point de les porter à l’heure même au sultan, qui en eut d’autant plus de joie qu’il ne s’attendait pas à les avoir sitôt, et il lui fit donner encore quatre cents pièces de sa monnaie.
D’abord que le sultan eut les poissons, il les fit porter dans son cabinet avec tout ce qui était nécessaire pour les faire cuire. Là, s’étant enfermé avec son grand visir, ce ministre les habilla, les mit ensuite sur le feu dans une casserole, et quand ils furent cuits d’un côté, il les retourna de l’autre. Alors le mur du cabinet s’entr’ouvrit; mais au lieu de la jeune dame, ce fut un noir qui en sortit. Ce noir avait un habillement d’esclave; il était d’une grosseur et d’une grandeur gigantesque et tenait un gros bâton vert à la main. Il s’avança jusqu’à la casserole et touchant de son bâton un des poissons, il lui dit d’une voix terrible: Poisson, poisson, es-tu dans ton devoir? A ces mots, les poissons levèrent la tête et répondirent: Oui, oui, nous y sommes; si vous comptez, nous comptons; si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres; si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents.
Les poissons eurent à peine achevé ces paroles, que le noir renversa la casserole au milieu du cabinet, et réduisit les poissons en charbon. Cela étant fait, il se retira fièrement et rentra dans l’ouverture du mur, qui se referma et parut dans le même état qu’auparavant. Après ce que je viens de voir, dit le sultan à son grand vizir, il ne me sera pas possible d’avoir l’esprit en repos. Ces poissons sans doute signifient quelque chose d’extraordinaire dont je veux être éclairci. Il envoya chercher le pêcheur; on le lui amena. Pêcheur, lui dit-il, les poissons que tu nous as apportés me causent bien de l’inquiétude. En quel endroit les as-tu pêchés? Sire, répondit-il, je les ai pêchés dans un étang qui est situé entre quatre collines, au delà de la montagne que l’on voit d’ici. Connaissez-vous cet étang, dit le sultan au vizir. Non, sire, répondit le vizir, je n’en ai jamais ouï parler; il y a pourtant soixante ans que je chasse aux environs et au delà de cette montagne. Le sultan demanda au pêcheur à quelle distance de son palais était l’étang; le pêcheur assura qu’il n’y avait pas plus de trois heures de chemin. Sur cette assurance, et comme il restait encore assez de jour pour y arriver avant la nuit, le sultan commanda à toute sa cour de monter à cheval, et le pêcheur leur servit de guide.
Ils montèrent tous la montagne, et, à la descente, ils virent, avec beaucoup de surprise, une vaste plaine que personne n’avait remarquée jusqu’alors. Enfin, ils arrivèrent à l’étang, qu’ils trouvèrent effectivement situé entre quatre collines, comme le pêcheur l’avait rapporté. L’eau en était si transparente, qu’ils remarquèrent que tous les poissons étaient semblables à ceux que le pêcheur avait apportés au palais.
Le sultan s’arrêta sur le bord de l’étang, et après avoir quelque temps regardé les poissons avec admiration, il demanda à tous ses émirs et à tous ses courtisans, s’il était possible qu’ils n’eussent pas encore vu cet étang, qui était si peu éloigné de la ville. Ils lui répondirent qu’ils n’en avaient jamais entendu parler. Puisque vous convenez tous, leur dit-il, que vous n’en avez jamais ouï parler, et que je ne suis pas moins étonné que vous de cette nouveauté, je suis résolu de ne pas rentrer dans mon palais que je n’aie su pour quelle raison cet étang se trouve ici, et pourquoi il n’y a dedans que des poissons de quatre couleurs. Après avoir dit ces paroles, il ordonna de camper et aussitôt son pavillon et les tentes de sa maison furent dressées sur les bords de l’étang.
A l’entrée de la nuit, le sultan, retiré dans son pavillon, parla en particulier à son grand vizir et lui dit: Vizir, j’ai l’esprit dans une étrange inquiétude; cet étang transporté dans ces lieux, ce noir qui nous est apparu dans mon cabinet, ces poissons que nous avons entendus parler, tout cela irrite tellement ma curiosité, que je ne puis résister à l’impatience de la satisfaire. Pour cet effet, je médite un dessein que je veux absolument exécuter. Je vais seul m’éloigner de ce camp; je vous ordonne de tenir mon absence secrète; demeurez sous mon pavillon, et demain matin, quand mes émirs et mes courtisans se présenteront à l’entrée, renvoyez-les, en leur disant que j’ai une légère indisposition et que je veux être seul. Les jours suivants, vous continuerez de leur dire la même chose, jusqu’à ce que je sois de retour.
Le grand vizir dit plusieurs choses au sultan, pour tâcher de le détourner de son dessein; il lui représenta le danger auquel il s’exposait, et la peine qu’il allait prendre peut-être inutilement. Mais il eut beau épuiser son éloquence, le sultan ne quitta point sa résolution et se prépara à l’exécuter. Il prit un habillement commode pour marcher à pied; il se munit d’un sabre; et dès qu’il vit que tout était tranquille dans son camp, il partit sans être accompagné de personne.
Il tourna ses pas vers une des collines, qu’il monta sans beaucoup de peine. Il en trouva la descente encore plus aisée; et lorsqu’ils fut dans la plaine, il marcha jusqu’au lever du soleil. Alors, apercevant de loin devant lui un grand édifice, il s’en réjouit, dans l’espérance d’y pouvoir apprendre ce qu’il voulait savoir. Quand il en fut près, il remarqua que c’était un palais magnifique, ou plutôt un château très-fort, d’un beau marbre noir poli, et couvert d’un acier fin et uni comme une glace de miroir. Ravi de n’avoir pas été longtemps sans rencontrer quelque chose digne au moins de sa curiosité; il s’arrêta devant la façade du château et la considéra avec beaucoup d’attention.
Il s’avança ensuite jusqu’à la porte, qui était à deux battants, dont l’un était ouvert. Quoiqu’il lui fût libre d’entrer, il crut néanmoins devoir frapper. Il frappa un coup assez légèrement et attendit quelque temps; ne voyant venir personne, il s’imagina qu’on ne l’avait pas entendu; c’est pourquoi il frappa un second coup plus fort; mais, ne voyant ni n’entendant personne, il redoubla: personne ne parut encore. Cela le surprit extrêmement, car il ne pouvait penser qu’un château si bien entretenu fût abandonné. S’il n’y a personne, disait-il en lui-même, je n’ai rien à craindre; et s’il y a quelqu’un, j’ai de quoi me défendre.
Enfin le sultan entra, et s’avançant sous le vestibule: N’y a-t-il personne ici, s’écria-t-il, pour recevoir un étranger qui aurait besoin de se rafraîchir en passant? Il répéta la même chose deux ou trois fois: mais quoiqu’il parlât fort haut, personne ne lui répondit. Ce silence augmenta son étonnement. Il passa dans une cour très-spacieuse, et regardant de tous côtés pour voir s’il ne découvrirait point quelqu’un, il n’aperçut pas le moindre être vivant…
XIVe NUIT
Sire, dit la sultane en reprenant la suite du conte, le sultan, ne voyant donc personne dans la cour où il était, entra dans de grandes salles, dont les tapis de pied étaient de soie, les estrades et les sofas couverts d’étoffe de la Mecque, et les portières, des plus riches étoffes des Indes, relevées d’or et d’argent. Il passa ensuite dans un salon merveilleux, au milieu duquel il y avait un grand bassin avec un lion d’or massif à chaque coin. Les quatre lions jetaient de l’eau par la gueule, et cette eau, en tombant, formait des diamants et des perles; ce qui n’accompagnait pas mal un jet d’eau, qui, s’élançant du milieu du bassin, allait presque frapper le fond d’un dôme peint à l’arabesque.
Le château, de trois côtés, était environné d’un jardin, que les parterres, les pièces d’eau, les bosquets et mille autres agréments concouraient à embellir; et ce qui achevait de rendre ce lieu admirable, c’était une infinité d’oiseaux, qui y remplissaient l’air de leurs chants harmonieux, et qui y faisaient toujours leur demeure, parce que des filets tendus au-dessus des arbres et du palais les empêchaient d’en sortir.
Le sultan se promena longtemps d’appartements en appartements, où tout lui parut grand et magnifique. Lorsqu’il fut las de marcher, il s’assit dans un cabinet ouvert, qui avait vue sur le jardin; et là, rempli de tout ce qu’il avait déjà vu et de tout ce qu’il voyait encore, il faisait des réflexions sur tous ces différents objets, quand tout à coup une voix plaintive, accompagnée de cris lamentables, vint frapper son oreille. Il écouta avec attention, et il entendit distinctement ces tristes paroles: O fortune! qui n’as pu me laisser jouir longtemps d’un heureux sort, et qui m’as rendu le plus infortuné de tous les hommes, cesse de me persécuter, et viens, par une prompte mort, mettre fin à mes douleurs! Hélas! est-il possible que je sois encore en vie après tous les tourments que j’ai soufferts!
Le sultan, touché de ces pitoyables plaintes, se leva pour aller du côté d’où elles étaient parties. Lorsqu’il fut à la porte d’une grande salle, il ouvrit la portière, et vit un jeune homme bien fait, et très-richement vêtu, qui était assis sur un trône un peu élevé de terre. La tristesse était peinte sur son visage. Le sultan s’approcha de lui et le salua. Le jeune homme lui rendit son salut, en lui faisant une inclination de tête fort basse; et comme il ne se levait pas: Seigneur, dit-il au sultan, je juge bien que vous méritez que je me lève pour vous recevoir et vous rendre tous les honneurs possibles; mais une raison si forte s’y oppose, que vous ne devez pas m’en savoir mauvais gré. Seigneur, lui répondit le sultan, je vous suis obligé de la bonne opinion que vous avez de moi. Quant au sujet que vous avez de ne vous pas lever, quelle que puisse être votre excuse, je la reçois de fort bon cœur. Attiré par vos plaintes, pénétré de vos peines, je viens vous offrir mon secours. Plût à Dieu qu’il dépendît de moi d’apporter du soulagement à vos maux! je m’y emploierais de tout mon pouvoir. Je me flatte que vous voudrez bien me raconter l’histoire de vos malheurs; mais, de grâce, apprenez-moi auparavant ce que signifie cet étang qui est près d’ici, et où l’on voit des poissons de quatre couleurs différentes; ce que c’est que ce château; pourquoi vous vous y trouvez, et d’où vient que vous y êtes seul. Au lieu de répondre à ces questions, le jeune homme se mit à pleurer amèrement. Que la fortune est inconstante! s’écria-t-il. Elle se plaît à abaisser les hommes qu’elle a élevés. Où sont ceux qui jouissent tranquillement d’un bonheur qu’ils tiennent d’elle, et dont les jours sont toujours purs et sereins?
Le sultan, touché de compassion de le voir en cet état, le pria très-instamment de lui dire le sujet d’une si grande douleur. Hélas! seigneur, lui répondit le jeune homme, comment pourrais-je ne pas être affligé; et le moyen que mes yeux ne soient pas des sources intarissables de larmes? A ces mots, ayant levé sa robe, il fit voir au sultan qu’il n’était homme que depuis la tête jusqu’à la ceinture, et que l’autre moitié de son corps était de marbre noir…
En cet endroit, Scheherazade interrompit son discours, pour faire remarquer au sultan des Indes que le jour paraissait. Schahriar fut tellement charmé de ce qu’il venait d’entendre, et il se sentit si fort attendri en faveur de Scheherazade, qu’il résolut de la laisser vivre pendant un mois. Il se leva néanmoins à son ordinaire, sans lui parler de sa résolution.
XVe NUIT
Vous jugez bien, poursuivit le lendemain Scheherazade, que le sultan fut étrangement étonné quand il vit l’état déplorable où était le jeune homme. Ce que vous me montrez là, lui dit-il, en me donnant de l’horreur, irrite ma curiosité; je brûle d’apprendre votre histoire, qui doit être, sans doute, fort étrange; et je suis sûr que l’étang et les poissons y ont quelque part; ainsi je vous conjure de me la raconter; vous y trouverez quelque sorte de consolation, puisqu’il est certain que les malheureux trouvent une espèce de soulagement à conter leurs malheurs. Je ne veux pas vous refuser cette satisfaction, repartit le jeune homme, quoique je ne puisse vous la donner sans renouveler mes vives douleurs; mais je vous avertis par avance de préparer vos oreilles, votre esprit et vos yeux même à des choses qui surpassent tout ce que l’imagination peut concevoir de plus extraordinaire.
“Histoire du pêcheur”
- Les Mille et une Nuits