La tribu des Benou Helal[1] avoit pour chef l’émir Selama, qui passoit pour le capitaine le plus vaillant et le plus expérimenté de son temps. Il commandoit à soixante-six autres tribus moins considérables, et entretenoit toujours autour de sa personne mille cavaliers qui étoient l’élite de toute l’Arabie.
Quoique l’émir Selama fût déjà avancé en âge, il n’avoit pas encore d’enfant, et desiroit beaucoup d’en avoir. Une nuit qu’il dormoit tranquillement, il crut entendre une voix qui lui disoit : « Approche-toi de ton épouse, elle concevra, et te donnera un fils. »
Selama obéit à la voix du ciel, et son épouse Camar Alaschraf[2] mit au monde, au bout de neuf mois, un fils aussi beau que la lune lorsqu’elle est dans son plein. L’émir, transporté de joie, prit l’enfant dans ses bras, le caressa, et l’appela Habib ou le Bien-Aimé.
Camar Alaschraf ne voulut point que son fils suçât un lait étranger ; elle le nourrit pendant deux ans, et prit le plus grand soin de son enfance. Son père s’occupa ensuite de son éducation. Il fit venir plusieurs maîtres ; choisit dans le nombre de ceux qui se présentèrent, celui qui avoit le plus de talens, et le chargea de former le cœur et l’esprit du jeune prince.
Ce maître habile sut profiter des heureuses dispositions de son élève. lie prince apprit bientôt à lire, et à tracer les sept sortes d’écritures les plus usitées[3]. À l’âge de sept ans, il possédoit parfaitement la grammaire, la logique, et toutes les autres sciences ; il avoit lu les anciennes histoires, et connoissoit les généalogies des principales tribus arabes ; il savoit par cœur les vers de tous les anciens poètes, et en faisoit lui-même avec la plus grande facilité. Son père fit alors assembler les scheiks de plusieurs tribus, leur donna un grand repas, et leur distribua des présens magnifiques. Tout le monde fut étonné de l’esprit et des connoissances du jeune prince, et l’on augura qu’il seroit un jour un homme extraordinaire. Selama voulut éprouver devant l’assemblée le talent de son fils pour les vers, et lui en demanda quelques-uns. Le jeune prince répondit aussitôt au défi par deux vers qui contenoient l’éloge de son père, et du maître qui avoit présidé à son éducation. Toute l’assemblée fut étonnée de la beauté et de la finesse des expressions, et convint que le prince avoit autant de talens pour la poésie que pour la prose.
L’émir, transporté de joie, embrassa son fils, le serra tendrement dans ses bras, et donna ordre de faire venir son maître. Il se leva pour le recevoir, le prit par la main, le fit avancer au milieu de l’assemblée, et lui dit :
« Docte et sage Abdallah, je sens tout le prix du service que tu m’as rendu, et je m’empresse de le reconnoître. Je te fais présent de quatre chameaux chargés d’or, d’argent et de choses précieuses, et je te donne le commandement d’une tribu. Tu connois les principes de la justice, et tu feras le bonheur de ceux qui seront soumis à tes lois. »
« Prince, répondit Abdallah, je n’ai pas besoin des honneurs et des richesses de ce monde terrestre. Il est temps de me faire connoître : je ne suis pas un homme, mais un génie. Je tenois un rang distingué, et rendois la justice parmi les génies de mon espèce, lorsqu’une voix céleste se fit entendre à moi, et me dit : « Va trouver l’émir Selama, qui commande aux tribus des Arabes de la race des Benou Helal ; prends soin de l’éducation de son fils, et enseigne-lui toutes les sciences. » J’ai obéi à cet ordre, je me suis présenté devant vous, j’ai brigué l’honneur de servir de maître à votre fils, et je l’ai obtenu. »
Lorsque Selama eut entendu ce discours, il se prosterna aux pieds du génie, et lui dit : « Puissant génie, je rends grâces à Dieu de la faveur signalée qu’il m’a faite en vous envoyant vers moi. »
Le génie fit relever l’émir Selama, tourna ses regards vers le jeune Habib, et dit en pleurant : « Si vous saviez ce qui doit arriver à ce jeune prince lorsque je ne serai plus auprès de lui !… » « Que doit-il lui arriver, dit Selama avec inquiétude ? » « Je ne puis vous le révéler, répondit le génie. » En disant ces mots, il serra le jeune prince contre son sein, poussa un grand cri, et disparut.
Habib se voyant privé d’un maître qu’il aimoit tendrement, fit éclater ses regrets dans les termes les plus touchans. « Où est-il, s’écrioit-il, celui à qui je dois tout ce que je sais ? Sa perte est pour moi le plus grand des maux, et je n’en puis désormais craindre d’autre. Comment pourrai-je vivre sans lui ? Nuit et jour son image sera présente à mon esprit ; mes yeux ne pourront goûter les douceurs du sommeil ; mon cœur sera consumé de regrets, et mon corps desséché par le chagrin. »
L’émir Selama et toute l’assemblée fondoient en larmes. Tout-à-coup on entendit une voix qui prononça ces paroles : « Que le prince Habib ne se laisse pas abattre par la douleur, mais qu’il songe à remplir ses hautes destinées. Il aura des combats à soutenir, des revers à essuyer. Il est temps, après avoir cultivé son esprit, qu’il apprenne à endurcir son corps à la fatigue, à manier les armes, et qu’il se forme au métier de la guerre. »
Ces paroles relevèrent le courage du jeune Habib. Il essuya ses larmes, et dit à son père : « Le génie qui m’a ouvert la carrière des sciences, m’avertit, en me quittant, de m’élancer dans celle des armes : déjà je brûle de m’y signaler. Qu’il est beau de bien manier un cheval, de se servir adroitement de la lance et de l’épée, de sortir victorieux d’un combat, et de remplir le monde du bruit de ses exploits ! »
« Mon cher Habib, dit Selama en embrassant son fils, que j’aime à voir éclater en toi cette ardeur pour la gloire ! Tu dois commander un jour aux plus vaillantes tribus de l’Arabie ; tu seras digne de marcher à leur tête. Mais le métier des armes demande un long et dur apprentissage ; il faut te préparer aux combats par tous les exercices qui forment un vaillant chevalier. Pour cela, tu as besoin d’un maître qui t’instruise par son exemple autant que par ses préceptes. Peut-être le ciel, qui a jusqu’ici pris soin de ton éducation, achèvera-t-il lui-même son ouvrage. »
Tous les scheiks qui étoient présens desiroient servir de maître au jeune Habib. Chacun d’eux tâchoit, par ses discours, d’attirer l’attention de l’émir, et de fixer son choix.
Sur ces entrefaites, on vint annoncer à l’émir qu’un étranger demandoit à être introduit. L’émir ayant ordonné qu’on le laissât approcher, l’étranger se présente à l’entrée de la tente.
Il étoit monté sur un coursier vigoureux d’une beauté si parfaite, qu’il sembloit surpasser les plus beaux chevaux de l’Arabie. Sa cotte de mailles, d’un tissu étroit et serré, ressembloit à celles que fabriquoit le prophète David[4]. Il tenoit à la main une massue de la pierre la plus dure, que quarante des plus fameux guerriers n’auroient pu porter. Son large cimeterre étoit l’ouvrage d’un artiste indien, et sa lance étoit faite de la main du fameux Semher.[5] Il salua gracieusement l’émir, et tous ceux qui l’entouroient, descendit légèrement de cheval, prit place dans l’assemblée, et adressa ainsi la parole à l’émir :
« La profession des armes eut toujours des attraits pour moi. J’ai acquis quelque expérience dans les combats : je viens vous en faire hommage, et offrir mes leçons au prince Habib. Je sens que je puis paroître téméraire en sollicitant l’honneur de servir de maître à votre fils ; mais si vous voulez me permettre de me mesurer avec vous, peut-être vous trouverez que je ne suis pas tout-à-fait indigne de ce glorieux emploi. »
Les scheiks, qui étoient auprès de l’émir Selama, voulurent l’empêcher d’accepter le combat que lui proposoit l’étranger, et lui représentoient que peut-être c’étoit un chevalier méchant et discourtois, ou même quelques génie jaloux de sa réputation, qui espéroit le vaincre en employant la ruse et la perfidie. L’émir, méprisant la crainte qu’on vouloit lui donner, répondit en ces termes:
« Brave chevalier, la noblesse de votre maintien, la franchise et la loyauté de vos discours, m’annoncent que je puis, sans déshonneur, accepter le défi que vous me proposez. »
L’émir ordonna aussitôt qu’on lui apportât ses armes. Il se revêtit d’une cotte de maille aussi serrée et aussi à l’épreuve que celle de l’inconnu, prit un cimeterre capable de pourfendre un rocher, et une lance longue de trente coudées, qui pouvoit renverser une montagne. Il se fit ensuite amener le meilleur de ses chevaux.
Toute la tribu sortit de ses tentes pour être témoin du combat. Les deux guerriers descendent dans l’arène comme deux lions furieux, s’éloignent d’abord, et fondent ensuite l’un sur l’autre avec la rapidité de l’éclair. Leurs lances ne peuvent résister à la violence du choc, et volent en éclats. Les deux guerriers n’ont point été ébranlés d’une atteinte aussi terrible, et mettent aussitôt l’épée à la main. Les coups sont portes et parés de part et d’autre avec une rapidité que l’œil a peine à suivre : on s’attaque, on se presse, on s’évite, on se fuit tour-à-tour. L’air retentit du cliquetis des armes ; un nuage de poussière couvre les combattans.
L’émir ne tarda pas à s’apercevoir qu’il avoit affaire à un adversaire qui ne lui étoit point inférieur. Il ne jugea pas à propos de pousser plus loin l’épreuve, et fît signe à l’inconnu de cesser leur combat. Celui-ci sautant en bas de son cheval, se jeta aux pieds de l’émir, et lui dit :
« Si j’ai proposé un combat à l’émir Selama, ce n’étoit point dans l’espoir de le vaincre : je desirois seulement de ne pas lui paroître indigne de l’emploi que je sollicite auprès de son fils. »
« Brave chevalier, lui répondit l’émir, jamais je n’ai rencontré un rival aussi redoutable que vous. Je voulois seulement moi-même éprouver la valeur de celui que je donnerois pour maître à mon fils, et je me félicite de pouvoir le confier à des mains telles que les vôtres. »
En disant ces mots, l’émir fit signe à son fils d’embrasser le chevalier inconnu. Le jeune prince, rempli d’admiration pour l’adresse et la valeur qu’il venoit de montrer, vola dans ses bras, et lui demanda son nom.
« Je m’appelle Alâbous[6], répondit le chevalier. » « Ce nom, repartit aussitôt le jeune prince avec vivacité, ne sauroit être qu’une contre-vérité[7] ; car, loin de paroître austère et de mauvaise humeur, comme votre nom sembleroit l’indiquer, vous réunissez tout ce qui peut charmer davantage ; et je sens que j’ai déjà beaucoup d’attachement pour vous. »
Alâbous sourit, et serra dans ses bras le jeune prince, qui le prit par la main et ne le quitta plus.
« Chevalier, dit l’émir, mon fils va trouver en vous un autre moi-même. J’espère qu’il profitera de vos leçons et qu’il deviendra le plus vaillant de nos chevaliers. » « J’y ferai mes efforts, répondit Alâbous, et je suis d’avance assuré du succès. »
Le jeune Habib s’appliqua dès-lors avec ardeur à tous les exercices du corps. Son maître l’endurcissoit par degrés à la fatigue. Son courage et son adresse croissoient avec ses forces ; chaque jour il faisoit de nouveaux progrès, et bientôt il donna des preuves éclatantes de sa valeur dans les guerres que son père avoit à soutenir contre les tribus voisines. Il traversoit la nuit les déserts, et fondoit à l’improviste sur les ennemis. Il défioit quelquefois les plus braves, et sortoit toujours victorieux de ces combats singuliers. Sa réputation s’etoit déjà répandue au loin, et il passoit pour le plus vaillant chevalier qu’il y eût au monde.
Le chevalier, ou plutôt le génie chargé d’apprendre au prince le métier des armes, devoit le quitter aussitôt que sa mission seroit remplie. Alâbous voyant que le prince n’avoit plus besoin de ses leçons, lui dit un jour, eu se promenant à cheval avec lui dans la campagne :
« Mon fils, vous savez que vous devez endurer bien des fatigues, courir bien des dangers ; mais vous ignorez quel doit être le prix de tant de travaux. Ce prix, c’est la belle Dorrat Algoase[8], qui règne sur des milliers d’isles situées aux extrémités de l’Océan, et habitées tout à-la-fois par des génies et par des hommes. Ces deux espèces vivent ensemble sous ses lois dans la meilleure intelligence, et chérissent également leur reine. Elle a deux visirs, l’un de la race des génies, l’autre de celle des hommes, qui rendent chacun la justice à leurs semblables. Plusieurs génies recherchent ardemment la main de la reine ; mais votre réputation et vos exploits lui ont inspiré pour vous l’amour le plus vif. Elle sait que bien des obstacles s’opposent à cette union ; mais elle espère que vous en triompherez par votre courage, et que vous ne balancerez pas à abandonner votre famille et votre patrie, pour chercher les lieux où elle fait sa résidence. »
Ce discours attendrit le cœur du jeune prince, et enflamma son courage. Il pria son maître de lui faire mieux connoître celle qui seule pouvoit faire désormais son bonheur. Alâbous y consentit, et lui raconta ainsi l’histoire de Dorrat Algoase:
“Histoire du prince Habib et de Dorrat Algoase”
- Les Mille et une Nuits