« Sire, continua le jeune homme, le roi Bakhtzeman, fier de sa puissance et de l’éclat qui l’environnoit, croyoit n’avoir rien à craindre de l’inconstance de la fortune et de la fragilité des choses humaines. Plein de confiance dans ses propres forces, il ne pensoit pas à implorer dans ses entreprises le secours du ciel. Entraîné par ses passions, il se reposoit sur son visir du soin des affaires, vivoit dans la mollesse, et se livroit entièrement à la joie et aux plaisirs.
» Un des rois voisins, profitant de cette conduite, se jeta sur une des provinces de l’empire, et s’en empara. Le grand visir, en rendant compte de cet événement à Bakhtzeman, lui témoignoit quelqu’inquiétude sur les suites qu’il pouvoit avoir. « Faites avancer toutes mes troupes de ce côté-là, lui dit le roi avec confiance ; levez-en, s’il le faut, de nouvelles ; mettez de nombreuses garnisons dans les places fortes ; encouragez mes soldats par des largesses ; tâchez de corrompre ceux de l’ennemi. J’ai des trésors considérables, vous pouvez prendre tout l’argent dont vous aurez besoin pour la défense de l’empire. »
« Sire, répliqua le visir, je n’ai négligé aucun des moyens que la prudence humaine peut suggérer ; mais ces moyens ne réussissent pas toujours. Dieu est le maitre des événemens, et peut seul donner la victoire : il faut que votre Majesté ait recours à lui, et implore son assistance. »
» Bakhtzeman ne fit aucune attention à ces sages remontrances. L’ennemi triompha de tous les obstacles qu’on lui avoit opposés, et Bakhtzeman fut obligé de prendre la fuite. Il se retira chez un roi qui étoit son allié, et lui demanda du secours pour rentrer dans ses états. Ce roi généreux lui donna une somme d’argent considérable et un grand nombre de troupes. Bakhtzeman se réjouit, et dit en lui-même : « Avec de telles forces, je ne puis manquer de triompher. »
» Plein de cette confiance, Bakhtzeman marche à la rencontre de l’ennemi ; mais la victoire se déclara de nouveau en faveur de l’usurpateur : l’armée de Bakhtzeman fut mise en déroute, et il ne dut lui-même son salut qu’à la vîtesse et à la vigueur de son cheval, qui ayant traversé à la nage un fleuve très-large qui se trouvoit sur son chemin, le porta heureusement sur la rive opposée.
» Non loin de ce fleuve étoit une ville considérable défendue par un château bien fortifié. Cette ville appartenoit au roi Khadidan. Le roi fugitif se rendit à sa cour, et se fit annoncer comme un officier versé dans le métier de la guerre, qui demandoit du service dans ses armées. Khadidan se sentit, en le voyant, prévenu en sa faveur. Il le reçut avec distinction, et lui donna un emploi honorable. Peu après, il s’attacha davantage à lui, et le combla d’honneurs et de présens. Bakhtzeman se seroit trouvé heureux, s’il eût pu ne pas songer à ce qu’il avoit été, et oublier la perte de son royaume.
» Le roi Khadidan eut dans ce temps-là une guerre à soutenir contre un de ses voisins. Il mit en campagne une armée formidable, s’arma lui-même de pied en cap, prit en main sa lance, et marcha à la tête des siens. Il avoit confié à Bakhtzeman le commandement de l’avant-garde. La bataille se donna : Khadidan et Bakhtzeman se conduisirent en chefs expérimentés, et firent des prodiges de valeur. Les officiers et les soldats, animés par leur exemple, montrèrent un courage et une intrépidité extraordinaire. L’ennemi fut entièrement défait et dispersé.
» Bakhtzeman, après la bataille, élevoit jusqu’aux cieux les exploits de Khadidan, et la bravoure qu’il avoit montrée, en s’exposant au danger comme un simple soldat. « Sire, lui disoit-il, avec autant de valeur et d’habileté, et secondé par de telles troupes, vous êtes sûr de triompher de tous vos ennemis. » « Comment, lii répondit Khadidan, tu te vantes d’être instruit et expérimenté, et tu crois que la victoire dépend du nombre ou de la valeur des hommes ? » « Oui, Sire, répondit le roi détrôné, telle fut toujours mon opinion. »
« Tu te trompes grossièrement, reprit avec vivacité Khadidan. Malheur, et trois fois malheur à quiconque met sa confiance en tout autre qu’en Dieu ! L’armée la plus nombreuse et la plus formidable en apparence, n’est qu’un pompeux appareil, un attirail imposant que dissipe le souffle de celui qui peut seul donner la victoire. Comme toi, j’ai cru quelque temps que le succès dépendoit des hommes : mais l’expérience m’a appris le contraire. Écoute mon histoire, et reconnois ton erreur :
“Histoire du roi Bakhtzeman”
- Les Mille et une Nuits